Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0492

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Louis Conard (Volume 4p. 114-116).

492. À LOUIS BOUILHET.
Croisset, 1er  septembre 1856.

J’ai d’abord à te dire, mon cher vieux, que tu es un fort gentil bougre pour m’avoir écrit deux lettres cette semaine. Enfin ! je sais ce que tu fais ! Tu ne t’imagines pas combien je suis seul sans toi ! et comme je pense chaque dimanche à mes pauvres dimanches d’autrefois !

Voyons ! es-tu un roquentin ? Viens passer quinze jours ici. Ma mère t’y invite. Nous finirons l’Aveu et Saint Antoine. Il faut qu’il y ait de l’Aveu fabriqué à Croisset. Tu n’as pas une seule de tes œuvres un peu longue (le Cœur à droite excepté) qui n’ait passé, dans sa confection, par l’avenue des Tilleuls. Arrive, le pavillon au bord de l’eau t’attend et tu auras un jeune chat pour t’y tenir compagnie.

Quoi que tu « en die », je crois que tu comprendras quelque chose à Saint Antoine. Tu verras au moins mes « intentions ». Tu m’aideras à boucher les trous du plan, à torcher les phrases merdeuses, et à ressemeler les périodes mollasses, qui bâillent par le milieu comme une botte décousue.

Je bûche comme un ours. Il y a des jours où je crois avoir trouvé le joint et d’autres, bien entendu, où je perds la boule.

No news from the Reviewers ! J’écrirai après-demain au jeune Maxime de manière à avoir une réponse formelle et tout de suite, avant la fin de la semaine.

Tes ordres, seigneur, ont été exécutés : j’ai gueulé par trois fois tes vingt-quatre alexandrins, À une femme perfide[1]. C’est rythmé, sois tranquille, et ça sonne ! Je n’ai qu’à te faire deux observations extrêmement légères (et encore) ; en voici une (afin de te tirer d’inquiétude) : il me déplaît qu’un monsieur comme toi mette des mots pour la rime. (Ah ! gueule ! tant pis ! je m’en f… !) En conséquence, je blâme « archet vainqueur ». Quant aux deux vers qui suivent, ils sont tout bonnement sublimes, ainsi que le trait final « le banquet est fini quand j’ai vidé ma tasse », etc. En somme, c’est une très bonne chose.

Tu m’as envoyé aussi une belle phrase de prose en parlant de ***. « Cette femme était de la pire espèce ». — Que c’est large en même temps ! rumine ça ! « J’avais un épagneul, un épagneul superbe ! un chien de la forte espèce. »

Quelle espèce que celle qui est la pire !

Blague à part et sans savoir tes raisons, je t’approuve. On ne saurait trop se dépêtrer de l’élément maîtresse. Le mythe de la côte des deux amants est éternel. Tant que l’homme vivra, il aura de la femme plein le dos !

J’ai eu mercredi la visite du philosophe Baudry. Quel homme ! Il devient tout à fait Scheik. Il avait apporté dans sa poche son bonnet grec dont il a recouvert son chef au déjeuner, parce que « quand il a la tête nue, ça lui donne des étourdissements ». — Très beau, du reste ! Il admire sincèrement La bouche d’ombre.

Je fais toujours de l’anglais ; nous lisons Macbeth. C’est là que les images dévorent la pensée ! Quel monsieur ! Quel abus de métaphores ! Il n’y a pas une ligne, et je crois un mot, qui n’en porte au moins deux ou trois. Si je continue encore quelque temps, j’arriverai à bien entendre ledit Shakespeare.

Ce que tu me racontes de ta visite à l’hôpital Saint-Antoine m’a bien ému. Je t’ai vu au milieu des salles et un moment j’ai frissonné sous ta peau. Est-ce drôle et déplorable, de regretter ainsi continuellement les ennuis d’autrefois ?


  1. À une femme. (Festons et Astragales.)