Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0498

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 126-129).

498. À MADAME MAURICE SCHLÉSINGER.
Croisset, 2 octobre [1856].
Chère Madame,

Pardonnez-moi d’abord un mouvement d’égoïsme : votre charmante et si affectueuse lettre m’est arrivée hier, le jour même et juste au moment de mon début.

Cette coïncidence m’a étrangement remué. N’y a-t-il pas là un « curieux symbolisme », comme on dirait en Allemagne ?

Voilà même pourquoi je ne puis (comme je l’avais d’abord espéré) me rendre aux noces de Mlle Maria[1]. Je vais être fort occupé jusqu’à la fin de décembre, époque où j’en serai quitte avec la Revue de Paris. Mais comme avec vous j’ai toutes mes faiblesses, je ne veux pas que vous me lisiez dans un journal, par fragments et avec quantité de fautes d’impression.

Vous ne recevrez donc la chose qu’en volume. Mais le premier exemplaire sera pour vous. — Causons de choses plus sérieuses. — Je m’associe du plus profond de l’âme aux souhaits de bonheur que vous faites pour votre chère enfant, moi qui suis certainement sa plus vieille connaissance. Car je me la rappelle à trois mois sur le quai de Trouville, au bras de sa bonne, et tambourinant contre les carreaux pendant que vous étiez à table dans le coin, à gauche. Il y avait eu un bal par souscription et une couronne en feuilles de chêne était restée suspendue au plafond… Vous rappelez-vous ce soir de septembre où nous devions tous nous promener sur la Touques quand, la marée survenant, les câbles se sont rompus, les barques entre-choquées, etc… Ce fut un vacarme affreux et Maurice qui avait rapporté de Honfleur, et à pied, un melon gigantesque[2] sur son épaule, retrouva de l’énergie pour crier plus fort que les autres. J’entends encore sa voix vous appelant dans la foule : « Za !… za !… »

Jamais non plus je n’oublierai votre maison de la rue de Grammont, l’exquise hospitalité que j’y trouvais, ces dîners du mercredi, qui étaient une vraie fête dans ma semaine.

Pourquoi donc faut-il qu’habitant maintenant Paris, j’y sois privé de vous ? Souvent je passe chez Brandus pour avoir de vos nouvelles et l’on me répond invariablement « Toujours à Bade ! ».

Avez-vous donc quitté la France tout à fait ? N’y reviendrez-vous pas ?

Elle n’est guère aimable, maintenant, cette pauvre France, c’est vrai, ni noble surtout, ni spirituelle ; mais enfin !… c’est la France !

Quant à moi, l’année ne se passera pas sans que je vous voie, car je trouve stupide de vivre constamment loin de ceux qui nous plaisent. N’a-t-on pas autour de soi assez de crétins et de gredins ? — Vous me préviendrez, n’est-ce pas, chère Madame, quand il faudra que je vous expédie (si je ne vous l’apporte auparavant) l’eau du Jourdain. Il y a des gens (ceci pour vous donner une idée des bourgeois actuels) qui m’avaient conseillé de l’envoyer à S. M. l’empereur Napoléon III pour en baptiser le prince impérial. Mais je la gardais toujours sans trop savoir pourquoi, sans doute dans le vague pressentiment d’un meilleur usage ; en effet, votre petit-fils me sera plus cher qu’un enfant de roi.

À propos de vieillesse (c’est ce mot de petit-fils qui me l’amène), vous me parlez de vos cheveux[3] ! Je ne puis, moi, vous rien dire des miens, car me voilà bientôt privé de cet appendice. J’ai considérablement vieilli, sans avoir trop rien fait pour cela cependant. Ma vie a été fort plate — et sage — d’actions du moins. Quant au dedans, c’est autre chose ! Je me suis usé sur place, comme les chevaux qu’on dresse à l’écurie ; ce qui leur casse les reins. Système Baucher.

Allons ! adieu. Encore mille vœux pour Maria ! Qu’elle rencontre dans cette union une sympathie solide et inaltérable ! Que sa vie soit pleine de joies calmes et continues, qu’elle en trouve à tous ses pas comme des violettes sous l’herbe et qu’elle les ramasse toutes ! Qu’elle n’en perde aucune ! Qu’il n’y ait autour d’elle que bonnes pensées et bons visages ! Que tout soit bien-être, respect, caresses, amour ! Que le devoir lui soit facile, l’existence légère, l’avenir toujours beau ! Donnez-lui, de ma part, sur la joue droite, un baiser de mère ; que Maurice lui donne, sur la gauche, un baiser de père. Et croyez bien, chère Madame, à l’inaltérable attachement de votre tout dévoué qui vous baise affectueusement les mains.

Ma mère se joint à moi pour vous féliciter et remercie bien M. Schlésinger de son souvenir.

Du 18 octobre au mois de mai à Paris, boulevard du Temple, 42.


  1. Fille de Mme Schlésinger.
  2. Voir Œuvres de Jeunesse inédites, I : Mémoires d’un fou, p. 510. « Son mari tenait le milieu entre l’artiste et le commis-voyageur… Je le vis une fois faire trois lieues à pied pour aller chercher un melon à la ville la plus voisine, etc. »
  3. On sait que Mme Schlésinger est le prototype de Mme Arnoux de l’Éducation sentimentale. Cette allusion à ses cheveux grisonnants rappelle l’épisode si touchant des cheveux de Mme Arnoux, à la fin du roman, et en est peut-être l’origine. (Note de René Descharmes, édition Santandréa.)