Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0507

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Louis Conard (Volume 4p. 139-141).

507. À SON FRÈRE ACHILLE.
[Paris] 1er  janvier 1857, 10 heures du soir.

Merci de ta lettre, mon cher ami. Voici où j’en suis :

On a remué ciel et terre ou, pour mieux dire, toutes les hautes fanges de la capitale ; j’ai fait de belles études de mœurs !!!

Mon affaire est une affaire politique, parce qu’on veut à toute force exterminer la Revue de Paris, qui agace le pouvoir ; elle a déjà eu deux avertissements, et il est très habile de la supprimer à son troisième délit pour attentat à la religion ! car ce qu’on me reproche surtout, c’est une Extrême-Onction copiée dans le Rituel de Paris. Mais ces bons magistrats sont tellement ânes qu’ils ignorent complètement cette religion dont ils sont les défenseurs ; mon juge d’instruction, M. Treilhard, est un juif et c’est lui qui me poursuit ! Tout cela est d’un grotesque sublime.

Quant à lui, Treilhard, je te prie et au besoin te défends, cher frère, de rien lui écrire, tu me compromettrais ; tiens-toi pour averti.

J’ai été jusqu’à présent très beau, ne nous dégradons pas.

Mon affaire va être arrêtée probablement cette nuit, par une dépêche télégraphique venue de la province ; cela va tomber sur ces messieurs sans qu’ils sachent d’où, ils sont tous capables de mettre leurs cartes chez moi demain soir.

Je vais devenir le lion de la semaine, toutes les hautes garces s’arrachent la Bovary pour y trouver des obscénités qui n’y sont pas.

Je dois demain voir M. Rouland[1] et le directeur général de la police.

On me fait de très belles propositions au Moniteur en même temps. Comprends-tu ?

Mon affaire est très compliquée, et ce qu’il y a de plus étranger à la persécution que l’on me fait subir, c’est moi et mon livre ; je suis un prétexte ; il s’agit pour moi de sauver (cette fois) la Revue de Paris… À moins que la Revue ne m’entraîne avec elle.

Blanche, Florimont, etc., etc., s’occupent de moi, je ne rencontre partout qu’une extrême bienveillance.

À l’heure où tu recevras ceci, mon affaire sera probablement finie ; mais comme elle peut cependant traîner, fais écrire de Rouen à Paris, par qui tu jugeras convenable, mais n’écris rien, toi.

Je t’embrasse.

Ton frère.

  1. Ministre de l’Instruction publique.