Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0511

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Louis Conard (Volume 4p. 145-148).

511. À MADAME MAURICE SCHLÉSINGER.
Paris, 14 janvier 1857.

Comme j’ai été attendri, chère Madame, de votre bonne lettre ! Les questions que vous m’y faites sur l’auteur et sur le livre sont arrivées droit à leur adresse, n’en doutez pas : voici donc toute l’histoire. La Revue de Paris où j’ai publié mon roman (du 1er octobre au 15 décembre) avait déjà, en sa qualité de journal hostile au gouvernement, été avertie deux fois. Or, on a trouvé qu’il serait fort habile de la supprimer d’un seul coup, pour fait d’immoralité et d’irréligion ; si bien qu’on a relevé dans mon livre, au hasard, des passages licencieux et impies. J’ai eu à comparaître devant M. le juge d’instruction, et la procédure a commencé. Mais j’ai fait remuer vigoureusement les amis, qui pour moi ont un peu pataugé dans les hautes fanges de la capitale. Bref, tout est arrêté, m’assure-t-on, bien que je n’aie encore aucune réponse officielle. Je ne doute pas de la réussite, cela était trop bête. Je vais donc pouvoir publier mon roman en volume. Vous le recevrez dans six semaines environ, je pense, et je vous marquerai, pour votre divertissement les passages incriminés. L’un d’eux, une description d’Extrême-Onction, n’est qu’une page du Rituel de Paris, remise en français ; mais les braves gens qui veillent au maintien de la religion ne sont pas forts en catéchisme.

Quoi qu’il en soit, j’aurais été condamné, condamné quand même, — à un an de prison, sans compter mille francs d’amende. De plus, chaque nouveau volume de votre ami eût été cruellement surveillé et épluché par MM. de la police, et la récidive m’aurait conduit derechef sur « la paille humide des cachots » pour cinq ans : en un mot, il m’eut été impossible d’imprimer une ligne. Je viens donc d’apprendre : 1o qu’il est fort désagréable d’être pris dans une affaire politique ; 2o que l’hypocrisie sociale est une chose grave. Mais elle a été si stupide, cette fois, qu’elle a eu honte d’elle-même, a lâché prise et est rentrée dans son trou.

Quant au livre en soi, qui est moral, archi-moral, et à qui l’on donnerait le prix Montyon s’il avait des allures moins franches (honneur que j’ambitionne peu), il a obtenu tout le succès qu’un roman peut avoir dans une Revue.

J’ai reçu des confrères de fort jolis compliments, vrais ou faux, je l’ignore. On m’assure même que M. de Lamartine chante mon éloge très haut — ce qui m’étonne beaucoup, car tout, dans mon œuvre, doit l’irriter ! — La Presse et le Moniteur m’ont fait des propositions fort honnêtes. — On m’a demandé un opéra-comique (comique ! comique !) et l’on a parlé de ma Bovary dans différentes feuilles grandes et petites. Voilà, chère Madame, et sans aucune modestie, le bilan de ma gloire. Rassurez-vous sur les critiques, ils me ménageront, car ils savent bien que jamais je ne marcherai dans leur ombre pour prendre leur place : ils seront, au contraire, charmants ; il est si doux de casser les vieux pots avec les nouvelles cruches !

Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et tranquille, où les phrases sont des aventures et où je ne recueille d’autres fleurs que des métaphores. J’écrirai comme par le passé, pour le seul plaisir d’écrire, pour moi seul, sans aucune arrière-pensée d’argent ou de tapage. Apollon, sans doute, m’en tiendra compte, et j’arriverai peut-être un jour à produire une belle chose ! car tout cède, n’est-ce pas, à la continuité d’un sentiment énergique. Chaque rêve finit par trouver sa forme ; il y a des ondes pour toutes les soifs, de l’amour pour tous les cœurs. Et puis rien ne fait mieux passer la vie que la préoccupation incessante d’une idée, qu’un idéal, comme disent les grisettes… Folie pour folie, prenons les plus nobles. Puisque nous ne pouvons décrocher le soleil, il faut boucher toutes nos fenêtres et allumer des lustres dans notre chambre.

Je passe quelquefois rue Richelieu pour avoir de vos nouvelles. Mais la dernière fois, je n’y ai plus trouvé personne de connaissance. M. de Laval en est parti ; et au nom de Brandus, il s’est présenté à mes yeux un mortel complètement inconnu. — Vous ne viendrez donc jamais à Paris ! votre exil est donc éternel ! On lui en veut donc à cette pauvre France ! et Maurice, que devient-il ? Que fait-il ? Comme vous devez vous trouver seule depuis le départ de Maria ! Si j’ai compris la joie dont vous m’avez parlé, j’ai compris aussi les tristesses que vous m’avez tues. Quand les journées seront trop longues ou trop vides, pensez un peu à celui qui vous baise les mains bien affectueusement. Tout à vous.