Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0522

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Louis Conard (Volume 4p. 161-162).

522. À MADAME PRADIER.
[Paris] Mardi au soir [février, 1857].
Chère Madame,

Je ne sais quand j’aurai le plaisir de vous aller faire une petit visite, tant je suis fatigué, abruti et enrhumé ; il m’est resté de mon procès une courbature physique et morale qui ne me permet de remuer ni pied ni plume.

Ce tapage fait autour de mon premier livre me semble tellement étranger à l’Art, qu’il me dégoûte et m’étourdit. Combien je regrette le mutisme de poisson où je m’étais tenu jusqu’alors.

Et puis l’avenir m’inquiète : quoi écrire qui soit plus inoffensif que ma pauvre Bovary, traînée par les cheveux comme une catin en pleine police correctionnelle ? Si l’on était franc, on avouerait au contraire que j’ai été bien dur pour elle, n’est-ce pas ?

Quoi qu’il en soit, et malgré l’acquittement, je n’en reste pas moins à l’état d’auteur suspect. — Médiocre gloire !

J’avais l’intention de publier immédiatement un autre bouquin qui m’a demandé plusieurs années de travail, un livre fait avec les Pères de l’église tout plein de mythologie et d’antiquité. — Il faut que je me prive de ce plaisir, car il m’entraînerait en cour d’assises net. — Deux ou trois autres plans que j’avais se trouvent ajournés pour les mêmes raisons.

Quelle force que l’hypocrisie sociale ! Par le temps qui court, tout portrait devient une satire et l’histoire est une accusation.

Voilà pourquoi je suis fort triste et très fatigué. Je passe mon temps à dormir et à me moucher. Feu Du Cantal n’était rien auprès de moi. La comparaison est d’autant plus juste que je viens, comme lui, de fréquenter les saltimbanques. Je réclamais aussi mon enfant, ma fille. « On n’y a pas touché », c’est vrai. — Mais sa réputation en a souffert.

Je ne vais pas tarder à m’en retourner dans ma maison des champs, loin des humains, — comme on dit en tragédie, — et là je tâcherai de mettre de nouvelles cordes à ma pauvre guitare, sur laquelle on a jeté de la boue avant même que son premier air ne soit chanté !!!

Et vous, chère Madame, comment supportez-vous, pour le moment, cette gueuse d’existence ? Écrivez-moi un petit mot si vous avez le temps. Promenez-vous, il fait un beau soleil.

N. B. — Regardez-vous dans la glace par-dessus les Chinois de votre pendule, et envoyez-vous de ma part un baiser du bout des doigts.

Je le dépose à vos pieds, avec l’homme tout entier.