Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0524

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 163-166).

524. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
Paris, 18 mars [1857].
Madame,

Je m’empresse de vous remercier, j’ai reçu tous vos envois. Merci de la lettre, des livres et du portrait surtout ! C’est une attention délicate qui me touche.

Je vais lire vos trois volumes lentement[1], attentivement, c’est-à-dire comme ils le méritent, j’en suis sûr d’avance.

Mais je suis bien empêché pour le moment, car je m’occupe, avant de m’en retourner à la campagne, d’un travail archéologique sur une des époques les plus inconnues de l’antiquité, travail qui est la préparation d’un autre. Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir.

Avec une lectrice telle que vous, Madame, et aussi sympathique, la franchise est un devoir. Je vais donc répondre à vos questions : Madame Bovary n’a rien de vrai. C’est une histoire totalement inventée ; je n’y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L’illusion (s’il y en a une) vient au contraire de l’impersonnalité de l’œuvre. C’est un de mes principes, qu’il ne faut pas s’écrire. L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant ; qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas.

Et puis, l’Art doit s’élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses ! Il est temps de lui donner, par une méthode impitoyable, la précision des sciences physiques ! La difficulté capitale, pour moi, n’en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai comme disait Platon.

J’ai longtemps, Madame, vécu de votre vie. Moi aussi, j’ai passé plusieurs années complètement seul à la campagne, n’ayant d’autre bruit l’hiver que le murmure du vent dans les arbres avec le craquement de la glace, quand la Seine charriait sous mes fenêtres. Si je suis arrivé à quelque connaissance de la vie, c’est à force d’avoir peu vécu dans le sens ordinaire du mot, car j’ai peu mangé, mais considérablement ruminé ; j’ai fréquenté des compagnies diverses et vu des pays différents. J’ai voyagé à pied et à dromadaire. Je connais les boursiers de Paris et les juifs de Damas, les rufians d’Italie et les jongleurs nègres. Je suis un pèlerin de la Terre Sainte et je me suis perdu dans les neiges du Parnasse, ce qui peut passer pour un symbolisme.

Ne vous plaignez pas ; j’ai un peu couru le monde et je connais à fond ce Paris que vous rêvez ; rien ne vaut une bonne lecture au coin du feu… lire Hamlet ou Faust… par un jour d’enthousiasme. Mon rêve (à moi) est d’acheter un petit palais à Venise sur le grand canal.

Voilà, Madame, une de vos curiosités assouvie. Ajoutez ceci pour avoir mon portrait et ma biographie complètes : que j’ai trente-cinq ans, je suis haut de cinq pieds huit pouces, j’ai des épaules de portefaix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse. Je suis célibataire et solitaire.

Permettez-moi, en finissant, de vous remercier encore une fois pour l’envoi de « l’Image ». Elle sera encadrée et suspendue entre des figures chéries. J’arrête un compliment qui me vient au bout de la plume et je vous prie de me croire votre collègue affectionné.


  1. Mlle Leroyer de Chantepie (1800-1889) : Cécile, 1 vol. ; et Angélique Lagier, 2 vol.