Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0549

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Louis Conard (Volume 4p. 210-213).

549. À ERNEST FEYDEAU.
[Fin juillet, début d’août 1857.]
Mon Bon,

Je crois qu’il est toujours convenable de laver son linge sale. Or je lave le mien tout de suite. « Je t’en ai voulu » et t’en veux encore un peu d’avoir supposé que j’avais, avec Aubryet, dit du mal de ta personne ou de tes œuvres. Je parle ici très sérieusement. Cela m’a choqué, blessé. C’est ainsi que je suis fait. Sache que cette lâcheté-là m’est complètement antipathique. Je ne permets à personne de dire devant moi plus de mal de mes amis que je ne leur en dis en face. Et quand un inconnu ouvre la bouche pour médire d’eux, je la lui clos immédiatement. Le procédé contraire est très admis, je le sais, mais il n’est nullement à mon usage. Qu’il n’en soit plus question ! et tant pis pour toi si tu ne me comprends pas. Causons de choses moins sérieuses et fais-moi l’honneur, à l’avenir, de ne pas me juger comme le premier venu.

Sache d’ailleurs, ô Feydeau, que « jamais je ne blague ». Il n’y a pas d’animal au monde plus sérieux que moi ! Je ris quelquefois, mais plaisante fort peu, et moins maintenant que jamais. Je suis malade par suite de peur, toutes sortes d’angoisses m’emplissent : je vais me mettre à écrire.

Non ! mon bon ! Pas si bête ! Je ne te montrerai rien de Carthage avant que la dernière ligne n’en soit écrite, parce que j’ai bien assez de mes doutes sans avoir par-dessus ceux que tu me donnerais. Tes observations me feraient perdre la boule. Quant à l’archéologie, elle sera « probable ». Voilà tout. Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que je demande. Pour ce qui est de la botanique, je m’en moque complètement. J’ai vu de mes propres yeux toutes les plantes et tous les arbres dont j’ai besoin.

Et puis, cela importe fort peu, c’est le côté secondaire. Un livre peut être plein d’énormités et de bévues, et n’en être pas moins fort beau. Une pareille doctrine, si elle était admise, serait déplorable, je le sais, en France surtout, où l’on a le pédantisme de l’ignorance. Mais je vois dans la tendance contraire (qui est la mienne, hélas !) un grand danger. L’étude de l’habit nous fait oublier l’âme. Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois et les 98 volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, « réellement » émotionné par la passion de mes héros. Prenons garde de tomber dans le brimborion, on reviendrait ainsi tout doucement à la Cafetière de l’abbé Delille. Il y a toute une école de peinture maintenant qui, à force d’aimer Pompéi, en est arrivée à faire plus rococo que Girodet. Je crois donc qu’il ne faut « rien aimer », c’est-à-dire qu’il faut planer impartialement au-dessus de tous les objectifs.

Pourquoi tiens-tu à m’agacer les nerfs en me soutenant qu’un carré de choux est plus beau que le désert ? Tu me permettras d’abord de te prier d’« aller voir » le désert avant d’en parler ! Au moins, s’il y avait aussi beau, passe encore. Mais, dans cette préférence donnée au légume bourgeois, je ne puis voir que le désir de me faire enrager. Ce à quoi tu réussis. Tu n’auras de ma Seigneurie aucune critique écrite sur l’Été parce que : 1o ça me demanderait trop de temps ; 2o Il se pourrait que je dise des inepties, ce que faire ne veux. Oui ! j’ai peur de me compromettre, car je ne suis sûr de rien (et ce qui me déplaît est peut-être ce qu’il y a de meilleur). J’attends, pour avoir une opinion inébranlable et brutale, que l’Automne soit paru. Le Printemps m’a plu, m’a enchanté, sans aucune restriction. Quant à l’Été, j’en fais (des restrictions).

Maintenant,… mais je me tais, parce que mes observations porteraient sur un « parti pris » qui est peut-être bon, je n’en sais rien. Et comme il n’y a rien au monde de plus désobligeant et plus stupide qu’une critique injuste, je me prive de la mienne, qui pourrait bien l’être. Voilà, mon cher vieux. Tu vas dans ta conscience me traiter encore de lâche. Cette fois, tu auras raison, mais cette lâcheté n’est que de la prudence.

T’amuses-tu ? emploies-tu tes préservatifs, homme immonde ! Quel gaillard que mon ami Feydeau et comme je l’envie ! Moi je m’embête démesurément. Je me sens vieux, éreinté, flétri. Je suis sombre comme un tombeau et rébarbatif comme un hérisson.

Je viens de lire d’un bout à l’autre le livre de Cahen. Je sais bien que c’est très fidèle, très bon, très savant : n’importe ! Je préfère cette vieille Vulgate, à cause du latin ! Comme ça ronfle, à côté de ce pauvre petit français malingre et pulmonique ! Je te montrerai même deux ou trois contresens (ou enjolivements) de ladite Vulgate qui sont beaucoup plus beaux que le sens vrai.

Allons, divertis-toi, et prie Apollon qu’il m’inspire, car je suis prodigieusement aplati. À toi.