Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0552

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 217-219).

552. À LOUIS BOUILHET.
[Croisset, 12 août 1857.]

Enfin ! je vais en finir avec mes satanées notes ! J’ai encore trois volumes à lire et puis c’est tout. C’est bien tout ! Au milieu ou à la fin de la semaine prochaine, je m’y mets. Je n’en éprouve aucune envie intellectuelle, mais une sorte de besoin physique. Il me faut changer d’air. Et puis, je n’apprends plus rien du tout. J’ai épuisé, je crois, la matière complètement. C’est maintenant qu’il va falloir se monter et gueuler dans le silence du cabinet !

Réponds-moi tout de suite pour me dire si tu me permets d’envoyer ton adresse à La Rounat ; le susdit me la demande à grands cris. Il s’informe de toi considérablement et m’apprend que ta pièce est annoncée dans les feuilles publiques sous le titre de Une fille naturelle.

Le public, il paraît, s’occupe de nos Seigneuries, car on a annoncé dans trois journaux que je faisais un roman carthaginois intitulé Les Mercenaires. Cela est très flatteur, mais m’embête fort ; on a l’air d’un charlatan, et puis le public vous en veut de l’avoir tant fait attendre. Bien entendu que je ne m’en hâterai pas d’une minute de plus.

Apprends que ton ami Napoléon Gallet a été décoré par Sa Majesté comme chef du conseil des Prud’hommes. De plus, d’autres filateurs et industriels sont mêmement décorés de l’étoile des braves.

J’ai eu, avant-hier, un spectacle triste. Ayant une grande demi-heure à perdre avant de pouvoir entrer à la bibliothèque, j’ai été faire une visite au collège, où l’on distribuait les prix. Quelle décadence ! Quels pauvres petits bougres ! Plus d’enthousiasme, plus de gueulades ! Rien ! rien ! On a complètement séparé la cour des Grands de la cour des Moyens, mesure de police qui m’a révolté, et on a retiré, dans la cour des Grands, devine quoi ? devine qui ?… Les lieux ! Oui ! ces braves latrines où l’urine, par flaques énormes, aurait pu noyer le cheval de Préault « nourri cependant des marais de la Gaule », ces pauvres lieux où l’on fumait des cigarettes de maryland, roulées si poétiquement avec des doigts abîmés d’engelures ! Et à la place, à la sacro-sainte place où ils étaient, se tenaient assises sur deux chaises deux piètres bonnes sœurs qui quêtaient pour les pauvres. Et la tente, une manière de tente algérienne, avec des escalopures arabes, chic Alhambra !… J’étais indigné ! — Voix du père Horie, où es-tu, me disais-je, où es-tu ?… en entendant à peine le grêle organe d’un maigre pion qui lisait le palmarès. Et les mômes arrivaient sur l’estrade, tout doucettement, au petit pas, comme des jeunes personnes dans un boarding-school, et faisaient la révérence. Ah ! tout y manquait, depuis la trogne du père Daignez jusqu’au non-nez de Bastide, le tambour-maître… Ils économisaient jusqu’aux fanfares !

J’ai cherché sur les murs des noms d’autrefois et n’en ai pas vu un seul. J’ai regardé dans le parloir si je ne retrouvais pas les bonnes têtes d’après l’antique qui y moisissaient depuis 1815, et sous la porte du père Pelletier, s’il y avait encore ces trois pouces de vide, par où l’on voyait apparaître les bottes de M. le proviseur et de M. le censeur… Tout cela est changé, répare, bouché, gratté, disparu. Il m’a même semblé que la loge du portier ne sentait plus le bondard de Neufchâtel. Et j’ai tourné les talons, très triste.

Je t’assure que je n’ai pas eu, en voyage, devant n’importe quelle ruine, un sentiment d’antiquité plus profond. Ma jeunesse est aussi loin de moi que Romulus.

Je t’engage à lire (comme chose bien Fétide) une lettre de Béranger à Legouvé, où il lui donne des conseils sur la carrière d’homme de lettres ! C’est un morceau, sérieusement[1] !

Et toi, mon vieux, ça va-t-il ? Tâche, quand tu viendras ici, dans un bon mois, de m’apporter le deuxième acte fait. Bon courage ! marche ! Je t’embrasse.


  1. Voir Correspondance de Béranger, Paris, Boiteau, 1860, tome II, p. 182-184.