Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0571

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 251-253).

571. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Paris] 6 avril 1858.

Je ne veux pas m’embarquer avant de vous dire un petit adieu, chère correspondante. Dans huit jours je serai à Marseille, dans quinze à Constantine et trois jours après à Tunis. Malgré le plaisir profond que me donne l’idée de prendre l’air, j’ai le cœur un peu gros, mais il faut avant tout faire son métier, suivre la vocation, remplir son devoir en un mot. Je n’ai jusqu’à ce moment aucune faiblesse à me reprocher et je ne me passe rien. Or il faut que je parte ; j’ai même trop tardé, tout mon hiver a été perdu par les plus sottes affaires du monde, sans compter les maladies que j’ai eues autour de moi. La plus grave a été celle de ma mère, assez sérieusement atteinte d’une pleurésie qui m’a donné des inquiétudes. Mais elle va mieux, Dieu merci ! Comme nous souffrons par nos affections ! Il n’est pas d’amour qui ne soit parfois aussi lourd à porter qu’une haine ! On sent cela quand on va se mettre en voyage surtout !

Voilà la quatrième fois que je vais me retrouver à Marseille et, cette fois-ci, je serai seul, absolument seul. Le cercle s’est rétréci. Les réflexions que je faisais en 1849, lorsque je me suis embarqué pour l’Égypte, je vais les refaire dans quelques jours en foulant les mêmes pavés. Notre vie tourne ainsi continuellement dans la même série de misères, comme un écureuil dans une cage, et nous haletons à chaque degré.

N’importe ; il ne faut pas rétrécir sa vie, ni son cœur non plus. Acceptons tout ! Absorbons tout !

Ce que vous me dites de vos sensations en revenant du théâtre, la nuit, dans les rues de votre ville, m’a pénétré comme une pluie fine. Je crois vous comprendre, chère âme endolorie ! Et il me semble que si je vivais avec vous je vous guérirais. C’est sans doute de l’amour-propre, mais je sens que je vous serais utile.

Quant à vous trouver dans un journal un travail régulier, c’est impossible, par la raison qu’ils n’en publient aucun. Si vous saviez les masses d’articles enfouis dans les cartons et qu’on ne lit même pas ! Tout, hélas ! se fait comme des bottes, sur commande ! Il y a seulement, dans les journaux prétendus sérieux, un homme qui fait à la brassée et tant bien que mal la critique des livres : 1o pour les éreinter si les susdits ouvrages sont antipathiques au journal ou à quelqu’un des rédacteurs ; et 2o pour les pousser, toujours sur la recommandation de quelqu’un. Voilà la règle, le reste est l’exception. Restent les traductions et la cuisine des nouvelles et des réclames.

Mais pour écrire dans un journal de Paris, il faut être à Paris. On peut cependant, et cela se fait tous les jours, envoyer des nouvelles ou des romans. Il y a maintenant grande disette de cette denrée ; faites-en, on vous les placera. Je les présenterai si vous voulez à la Presse ou au Moniteur.