Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0576

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Louis Conard (Volume 4p. 258-259).

576. À ERNEST FEYDEAU.
Carthage, samedi 1er mai [1858].
Mon très cher Vieux,

Pardonne-moi l’exiguïté de cette lettre, mais je suis fort talonné par le temps. N’importe ; je veux te dire combien ta lettre m’a fait plaisir. Merci, vieux ! Il m’est impossible de te rien écrire d’intéressant, cela m’entraînerait dans des descriptions qu’il faudrait travailler ; or, il faut être déjà bien vertueux pour prendre ses notes tous les soirs ! Je me couche tard et je me lève de grand matin. Je dors comme un caillou, je mange comme un ogre et je bois comme une éponge. Tu n’as jamais vu ton oncle en voyage, c’est là qu’il est bien ! La table d’hôtes, où je mange, est bouleversée depuis ma venue et les gens qui ne me connaissent pas me prennent certainement pour un commis voyageur.

Je pars dans deux heures pour Utique où je resterai deux jours, après quoi j’irai m’installer pendant trois jours à Carthage même, où il y a beaucoup à voir, quoi qu’on dise. Ma troisième course sera pour El-Jem, Sousse et Sfax, expédition de huit jours, et la quatrième pour Kheff. Ah ! Mon pauvre vieux, comme je te regrette et comme tu t’amuserais !

Tu as bien fait de dédier ton livre au père Sainte-Beuve.

Non ! s… n… de D…, non ! Il ne faut jamais écrire de phrases toutes faites. On m’écorchera vif plutôt que de me faire admettre une pareille théorie. Elle est très commode, j’en conviens, mais voilà tout. Il faut que les endroits faibles d’un livre soient mieux écrits que les autres.

Adieu, vieux, je n’ai que le temps de t’embrasser.