Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0587

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Louis Conard (Volume 4p. 274-276).

587. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset] samedi soir [28 août ? 1858].
Mon vieux Brrrrûlant,

Si je ne t’ai pas écrit, c’est que je n’avais absolument rien à te dire.

Je travaille comme quinze bœufs. J’ai bientôt, depuis que je ne t’ai vu, fait un chapitre, ce qui est énorme pour moi. Mais que j’ai de mal ! Me saura-t-on gré de tout ce que je mets là dedans ? J’en doute, car le bouquin ne sera pas divertissant, et il faudra que le lecteur ait un fier tempérament pour subir 400 pages (au moins) d’une pareille architecture.

Au milieu de tout cela, je ne suis pas gai. J’ai une mauvaise humeur continue. Mon âme, quand je me penche dessus, m’envoie des bouffées nauséabondes. Je me sens quelquefois triste à crever. Voilà !

Ce qui n’empêche pas de hurler du matin au soir à me casser la poitrine. Puis le lendemain, quand je relis ma besogne, souvent j’efface tout et je recommence ! Et ainsi de suite ! L’avenir ne me présente qu’une série indéfinie de ratures, horizon peu facétieux.

Tu féliciteras de ma part ce bon Théo sur sa croix d’officier ; je ne lui ai pas écrit par bêtise ; et tu lui diras que je pense souvent à lui et que je m’ennuie de ne pas le voir. Ce qui est vrai.

Tu m’envoies des nouvelles des arts, je vais en revanche t’envoyer des nouvelles de la campagne.

Le boulanger de Croisset a pour l’aider dans la confection de ses pains un garçon de forte corpulence. Or le maître et le domestique s’… Ils se pétrissent à la chaleur du four. Mais (et ici le beau commence) le susdit boulanger possède une épouse et ces deux messieurs non contents de se…, foutent des piles à la malheureuse femme. On bûche dessus par partie de plaisir et en haine du c… (système Jérôme) si bien que la dame en reste quelquefois plusieurs jours couchée. Hier cependant, elle a commencé à leur riposter à coups de couteau et ils ont aux bras des effilades effroyables. Telles sont les mœurs des bonnes gens de la campagne. C’est extrêmement joli.

Répète-moi ce que la Présidente t’a dit sur mon compte, je tiens à le savoir.

J’ai reçu l’article de la Presse, il y avait mieux à dire. Si je ne connais guère de livre qui me plaise, il en est de même des critiques. Comme tout est bête, miséricorde !

Tu me demandes ce que je fais : j’ai lu depuis quinze jours, sans interrompre mon travail et pour lui, six mémoires de l’Académie des Inscriptions, deux volumes de Ritter, le Chanaan de Samuel Bochart et divers passages dans Diodore. Mais il est impossible que j’aie fini avant deux ans au plus tôt, et encore on se foutra de moi, n’importe ! Je crois que ce sera une tentative élevée et, comme nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres, et par nos désirs que par nos actions, j’aurai peut-être beaucoup de mérite ; qui sait ?