Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0589

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Louis Conard (Volume 4p. 278-280).

589. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, seconde quinzaine d’octobre 1858.]

Tu es bien gentil de songer à moi, et si je ne t’écris point, c’est pour ne point t’ennuyer de mes plaintes. J’ai été tous ces temps-ci assez malade, physiquement ; il me prend des douleurs d’estomac atroces. Je suis obligé de me coucher et j’éprouve en même temps des courbatures dans tous les membres, avec des pincements au cervelet. C’est le résultat des agréables pensées qui embellissent mon existence.

À quoi bon t’embêter avec tout cela ? Ayons la pudeur des animaux blessés. Ils se f… dans un coin et se taisent. Le monde est plein de gens qui gueulent contre la Providence ; il faut (ne serait-ce que par bonne manière) ne pas faire comme eux. Bref, j’ai la maladie noire. Je l’ai déjà eue, au plus fort de ma jeunesse, pendant dix-huit mois, et j’ai manqué en crever ; elle s’est passée, elle se passera, espérons-le.

J’ai à peu près écrit trois chapitres de Carthage, j’en ai encore une dizaine, tu vois où j’en suis. Il est vrai que le commencement était le plus rude. Mais il faut que j’en aie encore fait deux pour que je voie la mine que ça aura. Ça peut être bien beau, mais ça peut être aussi très bête. Depuis que la littérature existe, on n’a pas entrepris quelque chose d’aussi insensé. C’est une œuvre hérissée de difficultés. Donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! On ne sait rien de Carthage. (Mes conjectures sont je crois sensées, et j’en suis même sûr d’après deux ou trois choses que j’ai vues.) N’importe, il faudra que ça réponde à une certaine idée vague que l’on s’en fait. Il faut que je trouve le milieu entre la boursouflure et le réel. Si je crève dessus, ce sera au moins une mort. Et je suis convaincu que les bons livres ne se font pas de cette façon. Celui-là ne sera pas un bon livre. Qu’importe, s’il fait rêver à de grandes choses ! Nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres.

J’ai eu, néanmoins, et j’ai encore un fier poids de moins sur la conscience, depuis que je sais que le sieur Charles-Edmond n’est plus à la Presse. L’idée de la publicité me paralyse et il est certain que mon livre serait maintenant fini, si je n’avais eu la bêtise d’en parler.

Dans quinze jours, tu me verras tout prêt à dévorer Daniel de mes deux oreilles. Je te consacrerai une ou deux nuits si tu veux, car, pour mes journées, elles seront prises par la pièce de Bouilhet qui doit être jouée le 12 novembre.

Pourquoi tiens-tu à avoir fini pour la fin de cette année ? Qui te presse ? Tu as tort, mon bon. On fait clair, quand on fait vite.

Adieu, mon vieux, je t’embrasse et à bientôt.