Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0606

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Louis Conard (Volume 4p. 315-316).

606. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, mai 1859 ? ]

[…] Non, Amyot ne m’a envoyé aucune feuille.

Je suis plus bégueule que toi et je repousse systématiquement autre chose que le mauvais langage. Car je ne crois pas que l’on puisse tout bien dire. Il y a des idées impossibles (celles qui sont usées, par exemple, ou foncièrement mauvaises), et comme le style n’est qu’une manière de penser, si votre conception est faible, jamais vous n’écrirez d’une façon forte. Exemple : je viens de recorriger mon ive chapitre. C’est un tour de force (je crois) comme concision et netteté, si on l’examine phrase à phrase ; ce qui n’empêche pas que le susdit chapitre ne soit assommant et ne paraisse très long et très obscur, parce que la conception, le fond ou le plan (je ne sais) a un vice secret que je découvrirai. Le style est autant sous les mots que dans les mots. C’est autant l’âme que la chair d’une œuvre.

Je vais ce soir commencer mon vie chapitre. Me voilà donc au tiers, et encore dans ce premier tiers, bien des choses seront à modifier, j’en suis sûr.

Et ne donne pas, ô mon ami, dans cette scie commode dont je suis embêté : « Tu es bien heureux de pouvoir travailler sans te presser, grâce à tes rentes. » les confrères me jettent à la tête, continuellement, les trois sols de revenu qui m’empêchent de crever précisément de faim. Cela est plus facile que de m’imiter. J’entends de vivre comme je fais : 1o  à la campagne les trois quarts de l’année ; 2o  sans femme (petit point assez délicat, mais considérable), sans ami, sans cheval, sans chien, bref sans aucun des attributs de la vie humaine ; 3o  et puis, je regarde comme néant tout ce qui est en dehors de l’œuvre en elle-même. Le succès, le temps, l’argent, et l’imprimerie sont relégués au fond de ma pensée dans des horizons très vagues et parfaitement indifférents. Tout cela me semble bête comme chou et indigne (je répète le mot, indigne) de vous émouvoir la cervelle.

L’impatience qu’ont les gens de lettres à se voir imprimés, joués, connus, vantés, m’émerveille comme une folie. Cela me semble avoir autant de rapports avec leur besogne qu’avec le jeu de dominos ou la politique. Voilà.

Tout le monde peut faire comme moi. Travailler tout aussi lentement et mieux. Il faut seulement se débarrasser de certains goûts et se priver de quelques douceurs. Je ne suis nullement vertueux, mais conséquent. Et, bien que j’aie de grands besoins (dont je ne dis mot), je me ferais plutôt pion dans un collège que d’écrire quatre lignes pour de l’argent. J’aurais pu être riche, j’ai tout envoyé faire f…, et je reste comme un Bédouin dans mon désert et dans ma noblesse. M…, m… et archi m…, telle est ma devise et je t’embrasse bien tendrement.