Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0608

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Louis Conard (Volume 4p. 317-319).

608. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, jeudi [début de juin 1859].

Je ne t’oublie pas du tout, mon cher vieux, mais je travaille comme trente nègres, voilà. J’ai enfin terminé mon interminable quatrième chapitre, d’où j’ai retranché ce que j’en aimais le mieux. Puis, j’ai fait le plan du cinquième, pris des notes en quantité, etc. L’été ne s’annonce pas mal. Je crois que ça va marcher ; c’est peut-être une illusion. Quel bouquin ! nom d’un pétard ! est-ce difficile !

Oui, je trouve, contrairement au sieur d’Aurevilly, qu’il s’agit maintenant d’hypocrisie et pas d’autre chose[1]. Je suis effrayé, épouvanté, scandalisé par la couillonnade transcendante qui règne sur les humains. A-t-on peur de se compromettre !!! Cela est tout nouveau, à ce degré du moins. L’envie du succès, le besoin de réussir quand même, à cause du profit, a tellement démoralisé la littérature qu’on devient stupide de timidité. L’idée d’une chute ou d’un blâme les fait tous foirer de peur dans leurs culottes. — « Cela vous est bien commode à dire, vous, parce que vous avez des rentes » — réponse commode et qui relègue la moralité parmi les choses de luxe. Le temps n’est plus où les écrivains se faisaient traîner à la Bastille. On peut la rétablir maintenant, on ne trouvera personne à y mettre.

Tout cela ne sera pas perdu. À mesure que je me plonge plus avant dans l’antique, le besoin de faire du moderne me reprend, et je cuis à part moi un tas de bonshommes.

Ne pense plus à Daniel. C’est fini. On le lira, sois-en sûr.

Quand tu viendras à Croisset, avant de partir pour Luchon (vers le commencement de juillet, je suppose), apporte-moi le plan détaillé de Catherine[2]. J’ai plusieurs idées sur ton style en général et sur ton futur livre en particulier.

Il faudra que ce soit complètement impersonnel ; et plus de thèse cette fois, mon bonhomme, plus de tartines, des barres d’airain, mosieu ! Et ne va pas vite ! ne te presse pas ! mets ton objectif à cent lieues de ta vie et considère-toi comme le Père Éternel.

Tu es un polisson, tu compromets mon nom dans les lieux publics. Je t’attaquerai devant les cours de justice pour vol de titres.

J’ai deux jolies voisines qui ont relu deux fois de suite Daniel. Et les cochers de Fiacre de Rouen se prélassent sur leur siège en lisant Fanny (historique).

À propos de moralité, as-tu vu que les habitants de Glasgow ont fait une pétition au Parlement pour faire supprimer les modèles de femmes nues dans les Académies de dessin ?

Adieu, vieux, pioche profondément. Je t’embrasse.

Continue à m’envoyer ce qui se publie de curieux sur ton compte.

Et des nouvelles de ta femme ? Pourquoi est-elle à Versailles, qui est un atroce pays plus froid que la Sibérie ?


  1. Barbey d’Aurevilly avait écrit, dans le Pays du 8 juin, à propos de Daniel : « Tant mieux que ce Daniel… qui adore le suprême idéal et s’indigne contre l’hypocrisie, comme si c’était maintenant d’hypocrisie qu’il s’agissait… n’ait pas le prestige du talent. »
  2. Catherine d’Overmeire, 1 vol., 1860.