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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0611

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 4p. 323-325).

611. À MADAME JULES SANDEAU.
Croisset, dimanche 7 [août 1859].

Quelle surprise, chère Madame ! et comme j’ai été attendri de votre souvenir ! Je pense souvent à vous, et vous auriez reçu des volumes si j’avais cédé à mon envie. Je vais donc répondre à toutes vos questions.

Et d’abord, il m’est très « agréable de savoir que vous êtes encore de ce monde ». J’espère vous y voir longtemps, et je compte bien, cet hiver, reprendre nos bonnes causeries, le jeudi, vers quatre heures du soir, quand les bourgeois et les bourgeoises sont partis ! Vous souffrez avec indulgence toutes les sottises qui me passent par la cervelle. On se trouve heureux près de vous. Comment n’y pas revenir ?

La chaleur vous gêne donc ? Vous avez manqué, en écrivant ce mot, d’y adjoindre l’épithète de tropicale. Il le faut ! (Voir tous les journaux, et ouïr les exclamations de personnes rouges agitant des mouchoirs.) Quand on a dit : Ah ! il fait une chaleur… une chaleur… vraiment… tropicale !!! on est soulagé. Les maniérés formulent sénégalienne.

Moi, je me réjouis de cette température. Le soleil m’anime et me grise comme du vin. Je passe mes après-midi dans des négligés peu convenables, fenêtres closes et jalousies fermées. Je me plonge, le soir, dans la Seine qui coule au bas de mon jardin. Les nuits sont exquises et je me couche au jour levant. Voilà. D’ailleurs, j’aime la nuit passionnément. Elle me pénètre d’un grand calme. C’est une manie, un vice.

Quant aux ennuis du monde, comme je ne vois absolument personne, j’en subis peu. Mais j’en ai d’autres, et qui les valent bien ! Ceux de la littérature et ceux du cœur ! Le fardeau du style à remuer et l’éternel moi qui vous pèse ! En définitive, je m’amuse peu sur la planète.

Vous me demandez si mon roman sera bientôt fini ? Hélas ! non ; j’en suis au tiers. Un livre a toujours été pour moi une manière spéciale de vivre, un moyen de me mettre dans un certain milieu. J’écris comme on joue du violon, sans autre but que de me divertir, et il m’arrive de faire des morceaux qui ne doivent servir à rien dans l’ensemble de l’œuvre, et que je supprime ensuite. Avec une pareille méthode, et un sujet difficile, un volume de cent pages peut demander dix ans. Telle est toute la vérité. Elle est déplorable. Je n’ai pas bougé depuis bientôt trois mois. Mon existence est plate comme ma table de travail, et immobile comme elle.

Humez bien le vent de la mer à Honfleur ! J’ai passé par là de bonnes vacances dans ma jeunesse, et j’y ai beaucoup vécu, sentimentalement.

Les deux mains que vous me tendez, permettez-moi de les baiser, — et croyez-moi tout à vous (bien que ce soit une locution banale).

Qui donc vous empêche de revenir par Rouen ? Venez donc, je vous montrerai un tas de choses que vous ne connaissez pas.

Quand vous n’aurez rien de mieux à faire, envoyez-moi un peu de votre écriture. Votre lettre m’est arrivée, vous voyez. La poste a été plus intelligente que le pseudo-cocher de fiacre qui, l’année dernière, n’a pu vous dire où j’étais.