Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0622

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Louis Conard (Volume 4p. 341-343).

622. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset] Mercredi soir
[fin octobre, après le 18, ou début novembre 1859].

Tu m’as écrit une très belle et très navrante, très lamentable lettre, mon pauvre Feydeau ! Quand ta douleur sera plus sourde, nous en recauserons. Mais, au nom de la seule chose respectable en ce monde, au nom du Beau, cramponne-toi des deux mains, bondis furieusement de tes deux talons et sors de là ! Je sais bien que la douleur est un plaisir et qu’on jouit de pleurer. Mais l’âme s’y dissout, l’esprit se fond dans les larmes, la souffrance devient une habitude et une manière de voir la vie qui la rend intolérable.

As-tu maintenant cuvé tout ton chagrin ? As-tu bien ruminé l’amère pâture de tes souvenirs ? T’es-tu fait une grande orgie avec ta tristesse étalée ? Depuis quinze jours je peux dire que je songe à toi, à travers tout. Je te vois, seul, dans ta maison, allant et venant par les appartements vides, et t’asseyant devant ta table, et mettant dans tes deux mains ta tête plus lourde qu’une montagne et brûlante comme une forge.

Ne te révolte pas devant l’idée de l’oubli. Appelle-le plutôt ! Les gens comme nous doivent avoir la religion du désespoir. Il faut qu’on soit à la hauteur du destin, c’est-à-dire impassible comme lui. À force de se dire : « Cela est, cela est, cela est », et de contempler le trou noir, on se calme.

Tu es jeune encore. Tu as, je crois, dans le ventre, de grandes œuvres à pondre. Pense qu’il faut les faire. Oui, qu’il faut, et je te prie de remarquer que je ne te donne aucune consolation. Je regarde ce genre de choses comme une injure.

Si Gautier a été à l’enterrement, sois sûr qu’il a fait, dans sa pensée, une chose héroïque (je le connais depuis longtemps), et il faut lui en savoir gré. Ce qui ne serait rien pour un autre était pour celui-là excessif. Balaye tout et arrange-toi pour qu’il revienne. Si j’étais à Paris je m’en chargerais. Tu peux lui faire parler par quelqu’un. Sois bon ! C’est plus commode d’ailleurs.

Et maintenant, parlons de tes affaires. Est-ce qu’elles sont aussi désespérées que tu les fais ? Quittes-tu la Bourse définitivement, absolument ? N’y trouves-tu plus le moyen d’y gagner de quoi vivre ? S’il en est ainsi, cherche quelque chose d’analogue. Tu connais l’argent, ne le quitte pas, bien qu’il te quitte momentanément. Car tu es, sous ce rapport, un monsieur à retomber toujours sur ses pattes. Quant à la littérature, je crois qu’elle pourrait te rapporter suffisamment, mais (et le mais est gros) en travaillant d’une manière hâtive et commerciale où tu finirais bientôt par perdre ton talent. Les plus forts y ont péri. L’Art est un luxe ; il veut des mains blanches et calmes. On fait d’abord une petite concession, puis deux, puis vingt. On s’illusionne sur sa moralité pendant longtemps. Puis on s’en f… complètement. Et puis on devient imbécile, tout à fait, ou approchant. Tu n’es pas né journaliste, Dieu merci ! Donc, je t’en supplie, continue comme tu as fait jusqu’à présent.

Ma mère fait ses préparatifs pour s’en aller à Paris. Tu la verras bientôt et tu me verras dans deux mois. J’attends dimanche le petit Duplan. Voilà toutes mes nouvelles. J’ai refusé son Athénée. Fais-moi le plaisir de le porter chez lui, 18, rue Vivienne.

Adieu, mon pauvre vieux.

Sursum corda ! et je t’embrasse.