Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0624

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Louis Conard (Volume 4p. 346-348).

624. À MADAME JULES SANDEAU.
Croisset, jeudi [24 novembre 1859].

C’est moi !

Comment allez-vous ? Il m’ennuie de ne pas avoir de vos nouvelles ! Où êtes-vous, maintenant, et comment se passe votre vie ? Écrivez-moi donc un peu.

Quant à moi, je n’ai absolument rien à vous dire, si ce n’est que dans un mois j’espère me précipiter rue du Cherche-Midi. Mes jours s’écoulent dans une monotonie et une régularité monacales. Je suis seul maintenant — (ma mère est à Paris). Je ne vois personne et je n’entends rien. De temps à autre, un remorqueur passe sous mes fenêtres. La Seine murmure, les grands arbres sans feuilles se balancent, et pendant la nuit le vent bruit. Voilà tout. Je suis perdu dans des rêveries et des lectures sans fin ni fond. J’ai fait, cet été, de la médecine, de l’art militaire, etc., un tas de choses fort inutiles. Une idée en amène une autre, et je me laisse aller au courant sans trop songer à ma besogne. Voilà pourquoi je suis si longtemps à pondre un livre. « Mon dernier petit » a cependant avancé. Maintenant, j’en vois la fin. Pourvu qu’il vous plaise ! Car je tiens beaucoup à votre estime littéraire. Comment accepterez-vous ce tissu d’extravagances ? En tout cas, la tentative est honnête. J’ai fait ce que j’ai cru bien. Or, nous ne valons quelque chose que par nos aspirations.

Je suis en ce moment un peu troublé par l’idée d’un voyage en Chine. Il me serait facile de partir avec l’expédition française. Et je ne vous cache pas que je lâcherais très bien mon travail et mes travaux pour m’en aller au pays des paravents et du nankin, si je n’avais une mère qui commence à devenir vieille, et que ce départ achèverait.

Voilà la seconde fois que je rate la Chine !

Voyager (bien que ce soit un triste plaisir) est encore la meilleure chose de la vie — puisque tout, ici-bas, est impossible : l’Art, l’Amour, etc., et même le Bien-Être, — j’entends la parfaite santé du corps et de l’âme, que je vous souhaite, — comme on dit à la fin des sermons. Mais je suis lugubre, il me semble ? C’est peut-être l’influence de Moloch (dont je décris le sanctuaire) — ou bien celle de mes trente-huit ans qui vont sonner dans quinze jours ? Hélas, oui !

Ah ! si mon cœur osait encore se renflammer !
Ne sentirai-je plus le charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?


comme dit notre immortel fabuliste, l’inimitable La Fontaine.

Avez-vous la Légende des siècles ? Comme c’est beau ! J’en suis resté ébloui.

Quel Cabire, quel colosse que ce père Hugo.

Mais tout cela doit plaire très peu au bon public. Tant qu’on ne le prend pas par un vice, il vous échappe, ce bon public. Plus nous irons et plus le talent se séparera de lui.

Dans ce ramassis de badauds et de misérables qui composent la grand’ville, il faut bien faire des exceptions, cependant. — Vous savez qu’il s’y trouve un petit coin où ma pensée se reporte souvent. Acceptez-la, pour si peu qu’elle vaille, — et permettez-moi de baiser vos deux mains,

En me disant,

Tout à vous.