Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0645

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Louis Conard (Volume 4p. 379-380).

645. À EDMOND ET JULES DE GONCOURT.
Croisset, 3 juillet [1860].

Puisque vous vous inquiétez de Carthage, voici ce que j’en ai a vous dire :

Je crois que j’ai eu les yeux plus grands que le ventre ! La réalité est chose presque impossible dans un pareil sujet. Reste la ressource de faire pohétique, mais on retombe dans quantité de vieilles blagues connues, depuis le Télémaque jusqu’aux Martyrs. Je ne parle pas du travail archéologique qui ne doit pas se faire sentir, ni du langage de la forme qui est presque impossible. Pour être vrai il faudrait être obscur, parler charabia et bourrer le livre de notes ; et si l’on s’en tient au ton littéraire et françoys, on devient banal. « Problème ! », comme dirait le père Hugo.

Malgré tout cela, je continue, mais dévoré d’inquiétudes et de doutes. Je me console dans cette pensée que je tente quelque chose d’estimable. Voilà tout.

Le drapeau de la Doctrine sera, cette fois, franchement porté, je vous en réponds ! Car ça ne prouve rien, ça ne dit rien, ce n’est historique, ni satirique, ni humoristique. En revanche ça peut être stupide.

Je commence maintenant le chapitre viii, après lequel il m’en restera encore sept ! Je n’aurai pas fini avant dix-huit mois.

Ce n’était pas une politesse de ma part que de vous féliciter sur votre dernier livre, et sur le genre de vos travaux. J’aime l’histoire, follement. Les morts m’agréent plus que les vivants ! D’où vient cette séduction du passé ? Pourquoi m’avez-vous rendu amoureux des maîtresses de Louis XV ? Cet amour-là est, du reste, une chose toute nouvelle dans l’humanité. Le sens historique date d’hier, et c’est peut-être ce que le XIXe siècle a de meilleur.

Qu’allez-vous faire maintenant ? Quant à moi, je me livre à la Kabbale, à la Mischna, à l’art militaire des anciens, etc. (un tas de lectures qui ne me servent à rien, mais que j’entreprends par excès de conscience et un peu aussi pour m’amuser) ; et puis je me désole sur les assonances que je rencontre dans ma prose ; ma vie est plate comme la table où j’écris. Les jours se suivent et se ressemblent, extérieurement du moins. Dans mes désespoirs je rêve à des voyages. Triste remède !

Vous m’avez l’air tous les deux de vous embêter vertueusement au sein de la famille et parmi les délices de la campagne. Je comprends cet état pour l’avoir subi, maintes fois.

Serez-vous à Paris du 10 au 25 août ?

En attendant la joie de vous voir, je vous serre les mains très affectueusement. À vous.