Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0668

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Louis Conard (Volume 4p. 413-415).

668. À ANGE PECHMÉDJA.
Croisset, près Rouen, 16 janvier [1861].

Excusez-moi, Monsieur, mais depuis deux ans je suis très rarement à Paris, et c’est le mois dernier seulement que j’ai trouvé sur ma table votre charmant livre[1]. Merci mille fois pour avoir songé à moi, et pour le plaisir que j’ai eu en le lisant.

D’abord, j’ai lu tout d’une haleine. Puis je l’ai relu. C’est, selon moi, une chose exquise, à la fois simple et forte, une histoire émouvante comme celle de Manon Lescaut, moins l’odieux Tiberge, bien entendu !

Ce qui m’a charmé surtout, c’est un sentiment profond de la vie. On sent que cela est vrai. L’autobiographie perce sous le roman, mais sans déclamation ni étalage de personnalité.

Le style me paraît ferme, net et singulièrement français. Il « pince sans rire », comme disent les bonnes gens.

Le commencement m’a tout d’abord séduit. Ce sont bien là les bourgeois de province. C’est bien cette vie étroite où nous avons tous étouffé. Vous avez là des aperçus de nature excellents, avec des phrases d’un goût antique : « Mais ils ne se parlèrent pas parce qu’il y avait, etc., — raisins bleus. »

Peut-être, ensuite, le plan se relâche-t-il un peu ? Et perd-on de vue légèrement Rosalie — mais il fallait bien que Jean s’attestât vigoureusement.

À partir de Bruxelles, l’action (j’entends le développement motivé des sentiments) vous mène tambour battant, sans une minute de relâche. Vous m’avez fait froid dans le dos en lisant les pages 150-153. J’ai passé par là, moi aussi. J’ai pleuré les larmes des longs départs.

Les choses senties sont par elles-mêmes si puissantes, que vous m’avez (et sans descriptions cependant) remis sous les yeux Constantinople. J’ai vu Jean-François monter la petite rue de Péra. J’ai pataugé avec lui dans les boues de Stamboul et humé, en passant, l’odeur des narguilehs que l’on fume accroupi, l’hiver, autour des mangals.

La longue lettre de Rosalie, son voyage, les jours amers vécus dans cette petite ville bulgare, sa mort, et ce qui suit, tout cela m’a ravi, pénétré, navré ! Le trait du pelletier qui veut sauver la robe est sublime, et la dernière ligne d’une haute amertume.

Nous rencontrerons-nous à quelque jour ? Pourrai-je vous dire en face combien votre livre, votre talent, me sont sympathiques ? Oui, je songerai plus d’une fois à Jean-François, et à celle qui l’appelait son « pauvre m’ami » .

En attendant ce plaisir-là, je vous serre très cordialement les deux mains et vous prie de me croire un des vôtres.


  1. Rosalie.