Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0680

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Louis Conard (Volume 4p. 429-430).

680. À MICHELET.
Croisset près Rouen, 6 juin [1861].

En arrivant ici, mon cher maître, je me suis précipité sur votre volume[1], et je vous écris à la hâte, dans l’émotion, l’éblouissement d’une première lecture.

Je trouve ce livre singulièrement austère, calme et vrai ! C’est là de l’histoire s’il en fut, et de la plus haute.

Ne craignez pas que la majesté de la forme et l’absence d’aigreur soient des obstacles à la conclusion et nuisent au but ; on sent partout la science, ce qui inspire un grand respect.

Vous dites à la fois ce qui a été et ce qui est (et peut-être, hélas ! ce qui sera encore pendant longtemps) ; vous avez fait un prêtre éternel.

Elles étaient, du reste, bien vivantes dans mon souvenir, ces pages si charmantes et si pleines. Elles font rêver à chaque ligne. Quand on vous lit, on a envie de faire des livres.

Je ne sais nulle part rien de plus amusant, de plus profond que la première partie : l’histoire de la direction au XVIIe siècle. Comme on y voit, comme on y apprend, comme on y sent le jésuite ! Et vous finissez par un aperçu qui contient une esthétique tout entière : à savoir le néant de leur art. Oui vous avez raison, cher maître ! La Muse a horreur du petit et du faux, c’est pour cela qu’elle vous aime.

Quant aux parties suivantes, vous y montrez la vie moderne dans ses régions les plus intimes, les plus absconses ; et on ne peut que se répéter : oui c’est cela ! en admirant la profondeur de votre coup d’œil et la véhémence de vos peintures. Le chapitre sur le jeune confesseur vaut mieux, pour moi, que tout Jocelyn.

Quel dénouement que ce désespoir dans la possession, cette impossibilité d’amour dans l’amour !

Puis, quelles merveilles d’analyse et de style que vos études sur l’isolement de la femme, sur le pieux jeune homme, sur la mère, etc. La dernière page m’a touché jusqu’aux larmes.

Il n’est maintenant personne qui puisse se passer de vous, se soustraire à l’influence de votre génie, ne pas vivre sur vos idées. De vous aussi on peut dire : Fons omnium.

Le grand Voltaire finissait ses moindres billets par : « Écr. l’inf. » Je n’ai aucune autorité pour redire cette parole. De moi à vous, tout encouragement serait ridicule, mais je vous serre les mains dans la haine de l’anti-physis.

Avec tendresse, le vôtre,

G. F

Seriez-vous assez bon pour me rappeler au souvenir de Mme Michelet ?

J’ai été bien fâché de ne pas me trouver chez moi l’autre jour, lorsque vous êtes venu. J’étais parti aux Français savoir le résultat de la lecture qu’on faisait de notre ami Bouilhet, résultat favorable puisque sa pièce est reçue.


  1. Le prêtre, la femme et la famille.