Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0686

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Louis Conard (Volume 4p. 440-443).

686. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, lundi soir [15 juillet 1861].

Si tu n’es pas gai, je ne suis pas précisément bien joyeux. Carthage me fera crever de rage. Je suis maintenant plein de doutes, sur l’ensemble, sur le plan général ; je crois qu’il y a trop de troupiers. C’est l’Histoire, je le sais bien. Mais si un roman est aussi embêtant qu’un bouquin scientifique, bonsoir, il n’y a plus d’Art. Bref, je passe mon temps à me dire que je suis un idiot et j’ai le cœur plein de tristesse et d’amertume.

Ma volonté ne faiblit point, cependant, et je continue. Je commence maintenant le siège de Carthage. Je suis perdu dans les machines de guerre, les balistes et les scorpions, et je n’y comprends rien, moi, ni personne. On a bavardé là-dessus, sans rien dire de net. Pour te donner une idée du petit travail préparatoire que certains passages me demandent, j’ai lu depuis hier 60 pages (in-folio et à deux colonnes) de la Poliorcétique de Juste-Lipse. Voilà.

Je commence maintenant le treizième chapitre. J’en ai encore deux après celui-là. Si mes défaillances ne sont pas trop fortes et trop nombreuses, je pense avoir fini au jour de l’an. Mais c’est rude et lourd.

Tu as bien fait d’envoyer promener le papier de Buloz. Il y a des boutiques où l’on ne doit pas mettre les pieds. C’est un recueil qui m’est odieux.

Quel est le sujet de ta nouvelle pièce ? Car pour les pièces, j’ai la conviction que tout dépend du sujet, quant au succès bien entendu.

Bouilhet est comme toi indigné des réclames qu’on fait au grand Mocquard[1]. Je n’ai pas lu son étron, c’est trop cher pour mes moyens. Le même Bouilhet m’a demandé à plusieurs reprises si tu étais content du débit de Sylvie et il a défendu ladite dame devant un bourgeois qui gueulait contre son immoralité, sans l’avoir lu, bien entendu.

Ah ! mon pauvre vieux, il faut être né enragé pour faire de la littérature ! Comme on est soutenu ! comme on est encouragé ! comme on est récompensé ! Oui, fais ton livre sur La condition des Artistes, le besoin s’en fait sentir, pour moi du moins.

Pourquoi te sens-tu « troublé et hésitant » ? Que tu sois embêté, exaspéré, je le conçois. C’est mon état ordinaire, à moi qui n’ai pas tes ennuis matériels. Mais puisque tu as encore plusieurs livres dans ton sac et un intérieur domestique plein de tendresse, c’est-à-dire le dessus et le dessous de la vie, marche sans tourner la tête et droit vers ton but.

Nous gueulons contre notre époque. Mais Rabelais, ni Molière, ni Voltaire même ne nous ont fait leurs confidences. On préférait à Shakespeare je ne sais plus quel baladin qui montrait des ours. Il est vrai que j’aimerais mieux être comparé à Mangin qu’à bien de nos confrères. Enfin ! étourdissons-nous avec le bruit de la plume et buvons de l’encre. Ça grise mieux que le vin. Quant à suivre les conseils du père Sainte-Beuve[2], « ménager la chèvre et le chou, mettre de l’eau dans son vin, s’arranger en un mot pour réussir près du public », c’est trop difficile et trop chanceux. Tu sais qu’il me prêche, de mon côté, pour faire du moderne. Eh bien ! sais-tu ce que je rêve, maintenant ? Une histoire de Cambyse. Mais je regrette ce rêve-là, je suis trop vieux et puis ! et puis ! Adieu, mon pauvre vieux, bon courage. Je t’embrasse très fort.


  1. Jessie, par M. Mocquard.
  2. Voir Correspondance de Sainte-Beuve, vol. I, p. 260-261 (25 août 1860).