Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 4/0694

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Louis Conard (Volume 4p. 453-455).

694. À ERNEST FEYDEAU.
Croisset, samedi soir [début octobre 1861].

L’histoire de Schanfara, « poète auvergnat »[1], m’a délecté ! C’est beau ! très beau ! exquis ! sublime ! Quel tas de brutes ! Mais pourquoi s’en occuper ? on ne doit pas admettre que de tels imbéciles existent.

Tu as, mon bonhomme, le sort de tous. Cite-moi l’œuvre et l’écrivain de quelque valeur qui n’ait pas été déchiré. Relis l’histoire et remercie les dieux. Quant aux conseils de Sainte-Beuve, ils peuvent être bons pour d’autres. On n’a de chance qu’en suivant son tempérament et en l’exagérant. Des concessions, monsieur ? Mais ce sont les concessions qui ont conduit Louis XVI à l’échafaud.

Ce qui n’empêche pas que je préfère, pour moi, ne jamais me mêler de ces messieurs ni directement, ni indirectement. La recherche de l’art en soi demande trop de temps pour qu’on en perde même un peu à repousser les roquets qui vous mordent les jambes ; il faut imiter les fakirs qui passent leur vie la tête levée vers le soleil, tandis que la vermine leur parcourt le corps.

J’ai lu Jessie. Rien ne ressemble plus à un chef-d’œuvre, tant c’est d’une stupidité continue et irréprochable. Quelle conception, quel plan et quel style, nom de D.[2] ! Il n’est pas possible d’imaginer une ordure plus infecte, et dire que ce monsieur-là passe pour un homme d’esprit, un lettré, un malin, un homme fort ! Ô dérision ! amertume ! As-tu vu que le Sieur Énault était décoré ?…

J’ai fait, de mon treizième chapitre, 22 pages ; il doit en avoir une quarantaine, ce qui me mènera jusqu’à la fin d’octobre. L’avant-dernier et le quinzième, qui aura dix pages, me demanderont bien encore deux bons mois. Je suis à compter les jours, car je veux avoir fini en janvier, pour publier en mars. À mesure que j’avance, je m’aperçois des répétitions, ce qui fait que je récris à neuf des passages situés cent ou deux cents pages plus haut, besogne très amusante. Je bûche comme un nègre, je ne lis rien, je ne vois personne, j’ai une existence de curé, monotone, piètre et décolorée. Je compte sur ta visite quand je serai à la fin de mon treizième chapitre ; nous en aurons à nous dire.

Oui, on m’engueulera, tu peux y compter. Salammbô 1o embêtera les bourgeois, c’est-à-dire tout le monde ; 2o révoltera les nerfs et le cœur des personnes sensibles ; 3o irritera les archéologues ; 4o semblera inintelligible aux dames ; 5o me fera passer pour pédéraste et anthropophage. Espérons-le !

J’arrive aux tons un peu foncés. On commence à marcher dans les tripes et à brûler les moutards. Baudelaire sera content ! Et l’ombre de Pétrus Borel, blanche et innocente comme la face de Pierrot, en sera peut-être jalouse. À la grâce de Dieu !

Je trouve immoral d’affubler le chef d’une jolie femme d’une cuvette pareille à celle qu’on voit sur la carte de visite que tu m’as envoyée, en un mot de le souiller par une telle photographie. Tout homme qui se sert de la photographie est d’ailleurs coupable. Tu manques de principes.

Adieu, vieux troubadour. Je t’embrasse tendrement ; bon courage.


  1. Allusion à l’article de E. Montégut sur Sylvie, dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1861. Le héros du roman, Anselme Schanfara, y est décrit comme « un jeune poète néo-romantique de l’an 1860… un nom malheureux qui semble formé d’un mélange d’un nom auvergnat et d’un nom persan ».
  2. Voir lettres nos 686 et 695.