Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0744

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Louis Conard (Volume 5p. 51-52).

744. À MADEMOISELLE AMÉLIE BOSQUET.
[Paris] mardi soir [21 octobre 1862].

La pièce de Bouilhet, les épreuves de Salammbô et douze jours d’arrêts forcés dans mon lit, où j’étais cloué, m’ont empêché d’aller chez Lambert-Bey recommander votre livre. Voilà, chère amie, mon excuse, mais je m’occuperai de vous à la fin de cette semaine probablement.

Que devenez-vous maintenant ? vous devez avoir repris votre train-train habituel et vous ennuyer plus fort que jamais. Avez-vous quelque chose en tête ? On ne se sauve de l’ennui que par le travail. Grisons-nous avec de l’encre, puisque le nectar des dieux nous manque.

Je suis dans l’agacement des épreuves et des dernières corrections. Je bondis de colère sur mon fauteuil, en découvrant dans mon œuvre quantité de négligences et de sottises. Les embarras que me donne un mot à changer me donnent des insomnies ; d’autre part, je rêvasse un autre bouquin, mais il me manque encore bien des choses avant même d’en faire le plan. J’ai grande envie, ou plutôt grand besoin, d’écrire ; voilà tout ce que je sais de moi.

J’ai vu fort [peu] de monde, et ne puis par conséquent vous donner aucune nouvelle des choses extérieures. Dolorès a paru hier.

On m’écrit de Croisset que vous y avez fait dernièrement une visite et l’on vous a trouvée « charmante » ; enfin vous avez plu extrêmement : nous avons tous les mêmes yeux dans la famille.

Savez-vous qu’à votre dernier voyage nous avons eu deux séances qui me sont restées non pas sur, mais dans le cœur ? Il me semble que nous avons été plus intimes qu’à l’ordinaire ; il y a eu… je ne sais quoi. Mais quelque chose de très bon, de fort et d’attendri en même temps… et comme une étreinte douce. Je vous aime beaucoup quand vous ne riez pas.

Pensez à moi, écrivez-moi. Je baise votre front plein de littérature, et les deux côtés de votre col ; cela est dans un autre ordre d’idées, mais vous savez que [je] vous chéris de toutes les façons.

À vous donc.