Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0756

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Louis Conard (Volume 5p. 92-93).

756. À EDMOND ET JULES DE GONCOURT.
Croisset, mercredi, [mai 1863].

Il n’est pas possible d’être plus gentils que vous, mes chers amis ! Votre lettre m’a attendri, sans me surprendre.

Ce que j’ai ? Un emm… constitutionnel que je refoule parfois à force de travail. Quand le travail ne marche pas (ce qui est le cas présent), il reparaît et me submerge. Tout ce que je pourrais vous dire ne serait que le développement de ces simples mots. Je ne suis pas non plus très satisfait de mon physique. J’ai des clous, des irritations à la peau, etc. Bref, je suis dans un foutu moment.

J’ai fait le plan de deux livres qui ne me satisfont ni l’un ni l’autre. Le premier est une série d’analyses et de potins médiocres sans grandeur ni beauté. La vérité n’étant pas pour moi la première condition de l’Art, je ne puis me résigner à écrire de telles platitudes, bien qu’on les aime actuellement. Quant au second, dont j’aime l’ensemble, j’ai peur de me faire lapider par les populations ou déporter par le gouvernement, sans compter que j’y vois des difficultés d’exécution effroyables.

De plus, le printemps me donne des envies folles de m’en aller en Chine ou aux Indes, et la Normandie avec sa verdure m’agace les dents comme un plat d’oseilles crues.

De plus, j’ai des crampes à l’estomac. Voilà tout.

Et vous ? Avancez-vous ? êtes-vous contents ? Les dîners du samedi durent-ils toujours ?

Claudin a eu l’amabilité de m’envoyer un compte rendu de Folammbô[1] ; c’est une attention délicate dont je lui sais gré.

Avez-vous suffisamment vitupéré Sainte-Beuve et engueulé l’Académie à propos de la nomination Carné ?

Je lis maintenant l’Hist[oire] du consulat d’un bout à l’autre, et je pousse des rugissements. Il n’est pas possible d’être plus foncièrement médiocre et bourgeois que ce monsieur-là ! Quel style ! et quelle philosophie !

Je compte toujours vous voir à la fin du mois.

Je vous embrasse sur vos quatre joues en vous serrant les mains tendrement.


  1. Folammbô ou les Cocasseries carthaginoises, pièce en 4 tableaux, par Laurencin (Paul-Aimé Chapelle) et Clairville (Palais-Royal, 1er mai 1863).