Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0786

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Louis Conard (Volume 5p. 137-138).

786. À ERNEST CHEVALIER.
[Croisset, 19 avril 1864.]

Je n’accepte pas tes tendres reproches, mon cher Ernest, bien qu’ils m’aient remué jusqu’au fond de l’âme. Nous avons beau ne nous voir qu’à de rares et courts intervalles, je pense à toi bien souvent, sois-en convaincu, et je te regrette, mon pauvre vieux ! À mesure que l’on vieillit et que le foyer se dépeuple, on se reporte vers les jours anciens, vers le temps de la jeunesse. Tu as été trop mêlé à la mienne, tu as trop fait partie de ma vie pendant longtemps, pour qu’il y ait jamais de ma part oubli ni froideur ! Jamais je ne vais à Rouen, chez mon frère, sans regarder la maison du père Mignot, dont je me rappelle encore tout l’intérieur et jusqu’aux devants de cheminée : Henri IV chez la Belle Gabrielle, un cheval qui ruait, etc. Quand Pâques revient, je songe à mes voyages aux Andelys, alors que nous fumions pipes sur pipes dans les ruines du Château-Gaillard, et que ton pauvre père nous versait du vin de Collioures et nous découpait des pâtés d’Amiens, tout en riant de si bon cœur aux bêtises que je disais. L’autre jour, j’ai été au collège voir un gamin que l’on m’avait recommandé à Paris ; tout le temps du collège m’est revenu à la pensée. Je t’ai revu battant la semelle contre le mur, par un temps de neige, dans la cour des grands…

Mais, saprelotte, quand tu viens à Paris préviens-moi par un petit mot la veille, afin que je puisse te recevoir et t’embrasser. Je rugis comme un âne toutes les fois qu’on me remet ta carte. J’y passerai tout le mois de mai, j’attends même le retour des nouveaux époux pour y aller ; ils sont maintenant à Venise.

Pour répondre aux questions que tu ne me fais pas et qui t’intéressent, puisque tu t’intéresses à tout ce qui me regarde, je te dirai que mon nouveau neveu me paraît un excellent garçon et qu’il adore sa femme ; c’est le principal. Quant à son métier, il a une scierie mécanique à Dieppe et fait venir des bois du Nord qu’il vend à Rouen et à Paris. Il est très considéré par les bourgeois comme honnête homme et homme capable dans son industrie. Voilà tout ce que je peux t’apprendre maintenant.

Ma mère m’a chargé de t’embrasser bien fort, ainsi que tous les tiens. C’est ce que je fais.

Ton vieux.

Quand donc reverrai-je ta femme, qui m’a laissé un si excellent souvenir ?

Tu me parais embêté de la toge. Ne serait-ce pas plutôt de la province ? Quand siégeras-tu à Paris, ou tout au moins plus près de nous ?