Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0802

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Louis Conard (Volume 5p. 160-161).

802. À MICHELET.
Croisset près Rouen, mardi soir [novembre 1864].
Mon cher Maître,

L’exemplaire de votre Bible que vous m’avez destiné, m’est parvenu ce matin seulement. Voilà pourquoi mes remerciements sont tardifs.

Je viens de lire, d’un seul coup, en dix heures, ce merveilleux livre. J’en suis écrasé. Je crois cependant en saisir l’ensemble nettement. Quelle envergure ! Quel cercle !

Tout ce que cela suggère d’idées nouvelles, d’aperçus, de rêveries, est infini !

Vous m’avez placé sous les yeux des paysages que je connais : Delphes et l’Égypte entre autres. Personne n’aura été un voyant comme vous. Mais c’est une banalité que de le dire.

Une chose par-dessus tout m’a stupéfait et instruit : à savoir l’histoire d’Alexandre. Voilà qui est neuf, je crois, et profond.

Maintenant, les détails m’échappent un peu. Je vais m’y remettre et déguster chaque page lentement, comme il convient. Le passage sur Eschyle est bien beau ! Mais qu’est-ce qui n’est pas beau dans votre œuvre ? Cœur, imagination et jugement, vous ébranlez tout en nous-mêmes, avec vos mains puissantes et délicates.

Il y a des génies de première volée et qu’on n’aime pas cependant. Mais vous, cher maître, vous emportez le lecteur dans votre personnalité par je ne sais quelle grâce — qui est l’extrême force peut-être.

Pas un, croyez-le, ne sent mieux cela que celui qui vous serre les mains bien tendrement, et ose se dire le vôtre.