Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0808

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Louis Conard (Volume 5p. 166-169).

808. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Paris] mercredi [février 1865].
Ma chère Caro,

Ta grand’mère m’écrit aujourd’hui que vous viendrez à Paris vers le 10 du mois prochain. Ainsi, dans une quinzaine, je verrai donc ta bonne et gentille mine que je n’ai pas bécotée depuis si longtemps.

Continues-tu à faire les délices des salons de Rouen en général et de celui de M. le Préfet en particulier ? Ledit préfet m’a l’air ravi de ta personne. Il me semble que tu te dégrades un peu, à tant fréquenter mes immondes compatriotes. Et les lectures sérieuses, et Montaigne, les fortes études et le dessin ! Que devient tout cela au milieu d’une vie si folâtre ?

Je te remercie des beaux détails que tu m’as envoyés sur la noce de Valentine, qui m’a l’air un peu enfoncée dans la galuchetterie[1]. Je ne puis te rendre la pareille, ne sachant aucune facétie. Le commerce des arts m’occupe exclusivement. Je suis perdu au milieu des vieux journaux et des marchands de tableaux. Demain et les jours suivants, j’ai rendez-vous avec plusieurs d’entre eux. Rien n’est plus difficile que les renseignements dont j’ai besoin. J’étudie en même temps l’histoire de la gravure. La copie est interrompue par ces occupations ; j’espère la reprendre dans une huitaine de jours. Aujourd’hui, je dîne chez Mme Husson[2] avec Tourgueneff, Taine et Du Camp.

Demain je dînerai chez cette bonne Caroline Laurent[3], où je n’ai mis encore les pieds qu’une fois.

Je ménage mes courses pour ménager les voitures ; quant à sortir à pied par le temps qu’il fait, c’est impossible. Je suis exaspéré contre l’hiver, j’engueule le Temps qui, au lieu d’une faulx, devrait avoir une scie.

Pas du tout, ma belle dame, je n’admire point le roman de Mlle Bosquet : Une femme bien élevée, qui est un livre absolument raté, comme j’ai eu l’honneur de le dire à son auteur. Elle va trop vite. Je l’ai trouvée rayonnante. Elle rajeunit et flamboie.

Quelle narration veux-tu que je te fasse du bal du Prince ? C’était très nombreux et très luxueux comme décorations d’appartements. Ce qui m’a surpris le plus, c’est la quantité de salons : vingt-trois au bout les uns des autres, sans compter les petits appartements de dégagement. « Monseigneur » était étonné de la quantité de monde que je connaissais. J’ai bien parlé à deux cents personnes. Au milieu de cette « brillante société », que vis-je ? Des trombines de Rouen ! Le père L***, le père C***, le père B*** et le père T***, tous les quatre ensemble. Je me suis écarté de ce groupe avec horreur, et j’ai été m’asseoir sur les marches du trône, à côté de la Princesse Primoli. Ladite Princesse m’a envoyé samedi son album pour que j’y mette des pensées fortes. J’y ai mis une pensée, mais qui n’était pas forte. La moitié des dames qui ont assisté au bal du prince sont dans leur lit, malades d’avoir eu froid en sortant. Le désordre des paletots et des voitures était à son comble. J’ai admiré sur la tête de ma souveraine le Régent (15 millions) ; cela est assez joli. Quant à elle, j’en ai toujours été très loin. Mais son petit époux a passé si près de moi que, si j’avais voulu le saluer, je serais tombé sur son nez. La Princesse Clotilde, me voyant au bras de Mme Sandeau, a demandé à sa cousine Mathilde si c’était ma femme ; là-dessus plaisanteries des deux princesses sur mon compte. Tels sont les spirituels cancans que j’ai à te narrer.

Tu ne me dis pas quand est-ce que Flavie revient et tu ne m’as pas donné le numéro du régiment de ce malheureux La Chaussée. Au reste, l’armée doit revenir du Mexique.

Je me réoccuperai de l’Africaine, mais je ne sais pas si on la jouera cet hiver. Les Vieux Garçons[4], la Sœur de Jocrisse[5] au Palais-Royal et Thérésa sont les succès du jour. Je n’ai pas encore été au spectacle et n’irai point, n’ayant pas le temps. Adieu, mon vieux loulou. Amitiés à ton mari, je t’embrasse bien fort.

Ton ganachon.

  1. Galuchetterie, substantif fait du surnom de « Mme Galuchet », donné par Flaubert à sa nièce. Mme Galuchet était le type de la bourgeoise capable, qui aide son mari dans ses affaires, et s’attire ainsi l’estime des commerçants.
  2. Une cousine issue de germains.
  3. Amie de Maxime Du Camp, surnommée par ses intimes « le Mouton » ; elle avait une maison agréable où Flaubert allait volontiers.
  4. Les Vieux Garçons, de Sardou.
  5. La Sœur de Jocrisse, par Varner et Duvert.