Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0859

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 5p. 226-228).

859. À MADEMOISELLE AMÉLIE BOSQUET.
Croisset, lundi soir [20 août 1866].

Je ne vous ai pas écrit, ma chère amie, parce que je n’avais rien à vous dire, et ce n’est pas gentil de m’en vouloir, car vous savez que je vous aime. J’ai travaillé furieusement pendant six semaines, de la fin de mai au milieu de juillet. Puis j’ai été quinze jours en Angleterre, quinze jours à Paris et dans es environs. Je suis revenu hier de Dieppe, où j’ai passé une semaine, et me revoilà courbé sur ma table pour deux grands mois. J’irai à Paris vers la fin d’octobre, voir la pièce de Bouilhet[1], mais je n’y resterai pas, ayant l’intention de passer ici tout l’hiver afin de hâter un peu mon interminable roman, si bien que ma saison mondaine ne commencera guère avant le mois de mars.

Mais en revenant de Cambremer vous passerez sans doute par Rouen ? Je compte, ou plutôt nous comptons sur votre visite.

Ce qui me fait plaisir dans le ruban rouge, c’est la joie de ceux qui m’aiment ; c’est là le meilleur de la chose, je vous assure. Ah ! si l’on recevait cela à 18 ans !…

Quant à oublier mon procès et n’avoir plus de rancune, pas du tout ! Je suis d’argile pour recevoir les impressions et de bronze pour les garder ; chez moi rien ne s’efface ; tout s’accumule.

J’ignorais complètement l’existence d’un livre intitulé Robert Burat[2]. Quelle drôle d’érudition vous avez !

Je ne partage pas tout à fait votre enthousiasme pour l’Affaire Clemenceau, bien que ce soit de beaucoup l’œuvre la plus forte de Dumas. Mais il l’a gâtée à plaisir par des tirades et des lieux communs. Un romancier, selon moi, n’a pas le droit de dire son avis sur les choses de ce monde. Il doit, dans sa création, imiter Dieu dans la sienne, c’est-à-dire faire et se taire. La fin de ce livre (Clémenceau) me semble radicalement fausse ; un homme ne tue pas une femme après ; on éprouve alors une détente générale contraire à toute énergie. Cela est une grande bévue physiologique et psychologique.

Ce que j’ai trouvé de mieux, ce sont les lettres de la jeune femme.

Je ne peux rien vous dire du Dernier amour (dont la dédicace, par parenthèse, me vaut les plus aimables plaisanteries), par l’excellente raison que je n’en ai pas lu une ligne ; j’attends que tout soit fini et en volume.

Mais j’ai assisté à la première des Don Juan de village. La chute a été complète, bien que douce. Le public m’échappe de plus en plus ; je n’y comprends goutte. Pourquoi hurlait-on d’enthousiasme au Marquis de Villemer et baîllait-on d’ennui aux Don Juan ? Tout cela me semble, à moi, absolument de même calibre.

Eh bien, et vous ? et vos travaux ?

Je n’aurai pas fini le mien avant trois ans ! et il sera médiocre, la conception étant mauvaise. Je prendrai ma revanche dans un autre, ou je n’aurai plus de bourgeois, car le cœur m’en lève de dégoût.

Je vous baise sur les deux côtés de votre joli col, aussi longuement que vous le permettrez, et suis vôtre.


  1. La Conjuration d’Amboise, représentée pour la première fois à l’Odéon le 29 octobre 1866.
  2. Par Jules Claretie.