Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0891

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Louis Conard (Volume 5p. 263-265).

891. AU COMTE RENÉ DE MARICOURT.
Croisset, près Rouen, 4 janvier 1867.
Monsieur et cher Confrère,

En rejetant les deux tiers et demi des choses extra-aimables que vous m’écrivez, il en resterait encore assez pour contenter les plus difficiles. Vous me paraissez un très aimable homme ; telle est mon opinion sur vous. Donc, je vous prie de vous rappeler ceci :

Vers la fin de février, à partir du 20 ou 25, je serai à Paris, boulevard du Temple, 42, où je resterai jusqu’au mois de juin. Je compte sur votre visite, une heure de conversation valant mieux que dix lettres. Vous m’y trouverez tous les dimanches ; on y déjeune à onze heures. Apportez-moi vos manuscrits, pourvu qu’ils soient lisibles, et comptez sur moi entièrement.

Je ferai tout ce que je pourrai pour vous être agréable. Quant à vous faire avoir des articles, je ne demande pas mieux que d’en demander pour vous ; mais entre les promesses et l’exécution d’icelles il y a loin, comme vous savez. Enfin nous verrons.

Certainement il faut continuer ! Quand on a votre talent on doit s’en servir.

Vous avez voyagé, vous connaissez le monde, vous êtes un homme, allez donc ! Il s’agit de mettre sa tête dans ses deux mains, et de bien réfléchir, et de ne pas se lasser.

Il est cependant une illusion que je dois vous ravir, c’est celle que vous avez relativement à la possibilité de gagner quelque sol. Plus on met de conscience dans son travail, moins on en tire de profit. Je maintiens cet axiome la tête sous la guillotine. Nous sommes des ouvriers de luxe ; or, personne n’est assez riche pour nous payer. Quand on veut gagner de l’argent avec sa plume, il faut faire du journalisme, du feuilleton ou du théâtre. La Bovary m’a rapporté… 300 francs, que j’ai payés, et je n’en toucherai jamais un centime. J’arrive actuellement à pouvoir payer mon papier, mais non les courses, les voyages et les livres que mon travail me demande ; et, au fond, je trouve cela bien (ou je fais semblant de le trouver bien), car je ne vois pas le rapport qu’il y a entre une pièce de cinq francs et une idée. Il faut aimer l’Art pour l’Art lui-même ; autrement, le moindre métier vaut mieux.

Nous causerons de tout cela et de bien d’autres choses, avant deux mois, j’espère. D’ici là je vous serre la main et suis vôtre.

Envoyez-moi votre roman paru dans la Revue Contemporaine[1] (l’aîné de celui que je connais) ; mais je vous demande d’avance la permission de ne pas vous écrire dessus une longue lettre, car je travaille présentement beaucoup.


  1. Chicchiriduzza.