Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0964
Comme votre dernière lettre est triste, Princesse ! Elle m’a profondément peiné. Car vous n’êtes pas née pour souffrir. La variété naturelle de votre esprit, qui est d’une constitution ferme et robuste, n’a rien de commun avec nos brumes normandes. Vous êtes pleine de force et de soleil ! Restez vous-même, pour vous d’abord, et ensuite pour ceux qui vous aiment, et qui ne veulent vous savoir du chagrin.
On a ses mauvais jours, je le sais ! Mais avec de la volonté, ils deviennent de plus en plus rares. Croyez en là-dessus un grand maître en fait de mélancolie ! J’ai passé par de vrais spasmes d’ennuis. C’était dans ma jeunesse. Car ces bouillonnements lugubres ne sont rien autre chose que les excès de la sève, le trop plein qui ne peut (ou ne veut) sortir. Quant aux déceptions que le monde peut vous faire éprouver, je trouve que c’est lui faire trop d’honneur, il ne mérite pas cette importance. Pour moi, voici le principe : on a toujours affaire à des canailles. On est toujours trompé, dupé, calomnié, bafoué, mais il faut s’y attendre et, quand l’exception se présente, remercier le ciel.
C’est pour cela que je n’oublie rien des plus petits bonheurs qui m’arrivent par une poignée de main cordiale, par un sourire. Tout est trésor pour les pauvres.
Je vous demande pardon de vous parler sur ce ton-là, Princesse, mais il me semble que vous me le permettez, n’est-ce pas ?
J’avais pensé à vous envoyer de la crème de Sotteville ; mais on m’a dit, hier, que vous deviez en recevoir lundi prochain. Vous voyez que je connais vos actions.
Ne vous laissez pas assombrir ; c’est une mauvaise habitude. J’espère que votre prochaine lettre m’apprendra que vous allez mieux.
Il fait bien beau temps. Sortez-vous ? Faites-vous les promenades ? Et la peinture ?
Moi, j’attends Pâques avec impatience, car à ce moment-là je vous reverrai, et je pourrai vous baiser les deux mains, Princesse, en vous redisant encore que je suis