Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0972

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 5p. 379-381).

972. À ERNEST CHESNEAU·
Croisset, dimanche [juin ou juillet 1868].

Non ! mon cher ami, votre livre[1] ne contrarie en rien mes goûts, loin de là ! J’ai même été ravi de voir ce que je sens, ce que je pense, formulé d’une telle façon.

Votre morceau sur l’École anglaise est à lui seul une œuvre. Et d’abord, vous avez très bien signalé son trait saillant, l’absence de composition (si vous aviez tenu à noircir du papier, vous auriez pu faire un rapprochement entre la peinture et la littérature britanniques). Bien que j’aie lu l’ouvrage de Milsand, voilà la première fois que je trouve enfin une définition nette du préraphaélisme !

La manière dont l’absolu et le contingent doivent être mêlés dans une œuvre d’art me semble indiquée nettement page 60. Je pense comme vous. Dès qu’il y a interprétation dans l’œuvre d’un peintre, l’artiste a beau s’en défendre, il fait fonction d’idéaliste (94). Bref, on n’est idéal qu’à la condition d’être réel et on n’est vrai qu’à force de généraliser. Du reste, vous concluez fort bien, en montrant l’inanité des théories par l’exemple des deux écoles anglaise et belge arrivant à des résultats divers, bien qu’elles soient parties du même principe (page 550). La limite de la peinture (ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas) est montrée avec une évidence qui crève les yeux, à propos d’un tableau de Pamvels et d’un autre de Comte. Enfin, je n’ose trop vous louer de vos idées, parce que ce sont les miennes. Donc, sur la religion nous sommes d’accord.

Quant aux appréciations particulières (question de nerfs et de tempérament autant que de goût), je vous trouve parfois un peu d’indulgence. Comme pour mon ami H. Bellangé, entre autres. Cela tient peut-être à ce que vous savez beaucoup et que vous êtes sensible à des mérites que je ne vois pas. Cependant j’applaudis sans réserve à tout ce que vous dites sur Ingres et Flandrin (315), Gérôme (221), le sculpteur italien Vela (378), bien d’autres encore, et je vous remercie d’avoir rendu justice à Gustave Moreau, que beaucoup de nos amis n’ont pas, selon moi, suffisamment admiré ! Mais pourquoi dites-vous le sphinx ? C’est ici la sphinx. Cette infime remarque vous prouve que je vous ai lu attentivement. Ainsi, page 124, il y a une faute : « Les Récits d’histoire romaine d’Augustin Thierry », vous avez bien voulu dire « les Récits mérovingiens » d’A. Thierry. Les récits d’histoire romaine sont d’Amédée Thierry.

Mais je ne suis nullement de votre opinion quand vous prétendez que « Decamps nous fit un Orient imaginaire ». Son Orient n’est pas plus imaginaire que celui de lord Byron. Ni par la brosse, ni par la plume, personne encore n’a dépassé ces deux-là comme vérité.

Vous m’avez souvent mis sous les yeux des tableaux que j’avais oubliés. La description des portraits de l’Empereur et de Mme de Ganay sont des pages du meilleur style, achevées, excellentes. Votre article sur l’Art japonais est d’un critique supérieur où l’on sent le praticien sous l’esthéticien (pardon du mot). À preuve : vos observations sur les surfaces courbes, la perspective ; cela est creusé. Vous êtes entré au cœur de l’Art japonais, il me semble.

Une chicane, cependant. Êtes-vous bien sûr que « ce soit le rationalisme étroit de la Chine » qui lui ait fait repousser toute tentative de progrès ? Le rationalisme seul en est-il la cause ? Je n’en sais rien. En résumé, mon cher Chesneau, votre livre m’a fait grand plaisir et je vous remercie de me l’avoir envoyé. Je vous remercie également de l’aimable lettre qui l’accompagnait. Mon nom répété deux fois dans votre volume m’a prouvé votre sympathie. Croyez bien à la mienne.

Je vous serre les deux mains.


  1. Peinture, sculpture. Les Nations rivales dans l’art, etc.