Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/0989

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Louis Conard (Volume 5p. 401-402).

989. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Mercredi soir [août 1868].
Princesse,

L’attitude de la garde nationale au 15 août ne m’a, moi, nullement surpris. Je vous assure que les gens du monde officiel connaissent très mal ce qui se passe !

Ce seul épisode peut vous montrer l’idée fausse qu’ils se font de l’esprit public. À quoi servent tant d’informations !  ?

Je ne me permets jamais de parler politique, parce que c’est trop commun, trop bête, ou trop impertinent, mais j’ai ma petite opinion comme tout le monde, et je soupire dans mon coin, en me disant comme disent les portiers : « Ah ! si j’étais le gouvernement !… »

Si j’étais le gouvernement, je me moquerais de beaucoup de choses dont il se préoccupe, et je m’occuperais d’un plus grand nombre qu’il néglige.

Ainsi les petites histoires Rochefort et Cavaignac ont naturellement chauffé l’enthousiasme de la garde nationale. Il y a eu réaction pour l’Empereur[1]. Des indifférents se sont sentis indignés. Voilà ce que je crois et je crois aussi que, si la Lanterne avait continué à paraître, dans un mois au plus tard la foule aurait d’elle-même assommé l’auteur. Je vous demande pardon de vous parler aussi librement, Princesse. Mais je ne fais que répondre à la première page de votre lettre.

Vos hôtes de Saint-Gratien se succèdent. J’envie ceux qui y sont maintenant, et je garde des autres un souvenir exquis. Tout le monde a été si bon pour moi ! Par esprit d’imitation sans doute ? Non ! d’eux-mêmes, spontanément, car vous savez choisir votre monde.

Ce que vous me dites de Violet Le Duc ne me surprend pas. Je le connais peu, mais je le crois une nature distinguée.

Vous ai-je dit que j’avais vu au Puy (près Dieppe) Alex. Dumas ? Il est là avec toute sa famille et Mlle Delaporte, l’actrice du gymnase. Il a pour voisin un jeune homme qui vient quelquefois chez Votre Altesse, M. d’Ormoy, lequel est tourmenté grandement par son épouse, à ce que conte Dumas.

J’ai eu, pendant deux jours, la visite d’un ami, que je n’avais pas vu depuis longtemps, le comte d’Osmon, et j’attends toujours celle de Tourgueneff. Que ne suis-je au moment où j’irai vous en refaire une ! au moment où je vous reverrai, Princesse ! Si au moins je pouvais vous oublier un peu en travaillant beaucoup ! Mais cela est impossible. Donc quand vous n’aurez rien de mieux à faire, envoyez-moi de ces petites lettres que j’ai tant de plaisir à recevoir et un peu de peine à lire.

Je baise les deux mains que vous me tendez et suis, vous n’en doutez pas,

entièrement le vôtre.
G. Flaubert.

  1. Les grands journaux de l'époque constatent cependant qu'en défilant devant la tribune officielle, à la revue du 15 août, la garde nationale avait acclamé froidement l'Empereur.