Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 5/1000

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Louis Conard (Volume 5p. 415-416).

1000. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Samedi [octobre 1868].

Il y aura demain trois semaines que je vous ai quittée, Princesse, ce qui est bien long sans avoir de vos nouvelles ! Comment allez-vous ? La pluie va-t-elle bientôt vous chasser de votre cher Saint-Gratien. Et vos travaux de peinture ? et le buste ? etc. Je vous serais reconnaissant de m’écrire le plus longuement possible. Plus il y en a de vous, plus c’est bon !

Si vous ne savez présentement que lire et que vous aimiez les histoires dramatiques, procurez-vous le dernier roman de Maurice Sand, Miss Mary ; il vous amusera peut-être.

Je ne crois pas que la pièce[1] de sa mère fasse grand argent. Tout a été gâté par le bras factice du premier rôle.

Il me semble que « l’horizon politique » (comme on dit dans les feuilles) se rassérène depuis les affaires d’Espagne. Mais ce Marfori est un grand maladroit. Ce n’est pas la clavicule qu’il aurait dû casser au « grand écrivain » nommé Rochefort. Enfin, Dieu merci, on n’en parle plus ! Mais quelle scie va succéder à celle-là ?

Je n’ai pas bougé de mon cabinet depuis mon retour ici. Je me contente de regarder l’automne par mes fenêtres ; une promenade dans les bois mènerait ma pauvre imagination trop loin. Il faut qu’elle me serve et non qu’elle m’emporte. Le feuillage est bien beau cependant ; il a des tons de pourpre, des rougeurs presque humaines, quelque chose de mélancolique et de passionné.

« Mais il faut cultiver notre jardin » comme dit Candide.

Cette citation de Voltaire me fait penser à Mme de Fly[2]. N’est-ce pas maintenant qu’elle doit subir son opération ? Vous seriez bien bonne de me dire comment elle va. Car c’est une personne charmante et dont le cœur, je crois, vous est très dévoué.

Mais il faudrait être un monstre pour ne pas l’être à Votre Altesse, quand on la connaît.

Je suis, par devers moi, tout triste, en songeant que je vais passer encore un bon mois et demi sans la voir.

Je vous baise les deux mains, Princesse.

G. Flaubert.

  1. Cadio, drame joué par le ténor Roger, manchot à la suite d’un accident de chasse.
  2. Dame lectrice de la Princesse, atteinte de la cataracte.