Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1022

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Louis Conard (Volume 6p. 18-19).

1022. À SA NIÈCE CAROLINE.
Paris, mercredi matin, 5 mai 1869.
Mon Loulou,

Le père Cloquet pense que ton voyage en Norvège te fera grand bien ; que ne puis-je vous accompagner ! Moi aussi, j’aurais bien besoin d’un petit voyage ! mais…

J’espère dans quinze jours ou trois semaines avoir enfin terminé mon roman ! c’est-à-dire donné au copiste les premières pages vers le 20 ou le 25 de ce mois. Quel soulagement ! Quant à une lecture entre nous deux, la partie me semble manquée, irrévocablement ; il faut attendre le livre imprimé. Toi et ton mari, vous ne devez pas manquer de sujets de conversation : 1o le voyage ; 2o l’ameublement de l’hôtel ! Penses-tu à la manière dont ton oncle Achille Dupont en parlera ? Tu vas marcher, dans son estime, immédiatement après la baronne, puisque, ayant déjà une « délicieuse villa » à Dieppe, tu auras un « charmant hôtel » à Paris.

Mais comment faire passer la chose à notre pauvre vieille ? Pourvu qu’elle ne l’apprenne pas avant votre retour !

Tu as sans doute lu dans les feuilles le détail de la fête qu’a donnée jeudi dernier la princesse Mathilde à son cousin. J’ai contemplé de près, pendant longtemps, celui qui nous a sauvés. Son épouse paraît m’avoir oublié. En revanche, j’ai beaucoup causé avec Mme de Metternich. Je suis invité à aller demain entendre chanter, chez Mme Espinasse, une dame de Bordeaux que j’ai entendue déjà il y a deux ans et qui est fort curieuse. Je n’irai probablement pas, car j’ai envie de me cloîtrer pendant quelques jours pour avoir fini plus vite.

En fait de bêtise parisienne, que dis-tu de ceci ? Hier, pendant que la pluie tombait le plus fort, les bourgeois qui habitent en face de moi dînaient sur leur terrasse, à l’abri d’une tente, et il faisait un froid de chien ! J’avais du feu !

Adieu, pauvre loulou. Écris-moi longuement et aime toujours

Ton vieil oncle en pain d’épice qui t’embrasse.