Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1028

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 6p. 28-30).

1028. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset, entre le 20 et le 30 juin 1869.]
Mon Loulou,

Aie soin de bien nous indiquer ton itinéraire et de multiplier autant que possible tes épîtres. Ta lettre écrite de Stockholm le vendredi n’est arrivée ici que ce matin. N’est-ce pas Drontheim qui est le point le plus éloigné de votre voyage ? Prends-tu beaucoup de croquis et de notes ? Cela est dur, en route, mais on est si content, ensuite, que je t’engage à avoir cette énergie.

L’agitation politique de Paris est complètement calmée. L’empereur a eu sur les boulevards une véritable « ovation », comme on dit dans les journaux. Ce qui a mis fin à ces manifestations, c’est que les bourgeois se sont rangés du côté des agents de police et tombaient à coups de canne sur les braillards. Monseigneur a dû revenir aujourd’hui de Paris où il a été lire à Chilly[1] son Aïssé. Sa pièce passera à la fin de janvier, après celle de George Sand. Je l’ai trouvé, il y a huit jours, malingre et triste.

La mère Séréville dévisse son billard et les Censier se sont établis dans sa maison de campagne, à Beautot. Il y a eu l’été dernier querelle de voisins entre le père Séréville et mon ami Bataille. De là, calomnies dudit Séréville à l’endroit de Bataille, qu’il a tâché de faire passer pour ruiné, pour vouloir vendre son castel, etc.

J’ai été hier, à Rouen, acheter un tapis turc à ta bonne maman. Ainsi tu verras dans sa chambre un tapis neuf, et dans le salon des rideaux neufs.

J’ai repris mes vieilles notes de Saint Antoine, car je rêvasse une refonte générale de cette ancienne toquade. Je lis des bouquins ecclésiastiques, et je viens de finir le Saint Paul de Renan, paru il y a quatre ou cinq jours.

Personne ne se doute de votre futur établissement à Paris. Achète des costumes (surtout des coiffures) pour appendre aux murs de ton atelier.

Je ne vous défends pas de me rapporter une pelisse de fourrure.

Les Achille ne démarrent pas d’Ouville. Ton oncle viendra, cependant, dîner ici vendredi.

Dans une huitaine de jours, je me mettrai à corriger mon roman avec Monseigneur. Après quoi, je vous attendrai pour décamper vers la capitale et prendre des petites vacances dont j’ai grand besoin.

Ta bonne maman compte les semaines. Mais pendant que vous êtes là-bas, ne négligez rien, et voyez bien tout ce qu’il y a à voir.

Ton ancien professeur, le père Bréviaire, est mort à Hyères. Pas de nouvelles de Baudry. Nous avons un temps abominable : de la pluie, du froid ! On fait du feu comme en hiver et nous mangeons dans la petite salle.

Adieu, mon pauvre loulou. Continue à te tenir en bonne santé et en bonne humeur. Soignez-vous l’un l’autre et revenez en bon état vers ton vieux ganachard qui t’aime et t’embrasse.

Je suis revenu de Rouen, hier, sur le bateau de La Bouille, au milieu de « l’éluite ». J’ai fait la conversation, j’ai été charmant. C’était infect.


  1. Directeur de l’Odéon.