Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1072

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Louis Conard (Volume 6p. 79-82).

1072. À PHILIPPE LEPARFAIT.
[Octobre 1869].
4, rue Murillo, parc Monceau.
Mon cher Enfant,

Voici ce qui arrive :

L’Odéon n’avait pas compté sur le Bâtard, qui est un succès, et qui sera joué jusqu’à la fin de novembre. Mme Sand devait passer après, et elle s’y attendait, quand, tout à coup, surgit Latour-Saint-Ybars avec un traité antérieur qui prime celui de George Sand. Celle-ci réclame, etc… etc… rien n’y fait.

Voilà deux jours que je passe en marches et en démarches, et dans une belle fureur, je te prie de croire.

Mme Sand m’a offert, par écrit, de me céder son tour, mais l’Odéon ne veut pas deux pièces en vers l’une après l’autre.

Chilly dit que l’Affranchie sera jouée tout au plus 8 fois. Duquesnel dit 20. C’est une pièce qui leur a été imposée. Je le sais par le ministre d’État. Latour-Saint-Ybars a traîné Doucet dans la fange. Il leur a fait peur. Bref ils sont forcés de le jouer.

Donc la mère Sand passera le 15 décembre. Du 15 décembre au 28 février, cela fait 70 représentations. Je doute, entre nous, moi qui connais la pièce, qu’elle aille jusque-là… Mais enfin ça peut en avoir 100. Alors Aïssé se trouverait rejetée en avril, ce qui est inadmissible.

Que faire ? la porter aux Français ? Mais nous ne serons pas joués cette année, et aux Français nous n’aurons ni Berton ni Beauvallet !

J’ai pris conseil de Doucet, de Deslandes et de mon petit Duplan, et voici ce qui est convenu (voir ci-inclus la lettre de Chilly — je garde l’original).

J’attends ta réponse pour la transmettre à Chilly.

Je crois, mon cher enfant, qu’il faut en passer par là.

Je suis presque sûr qu’Aïssé peut être jouée en février, peut-être même à la fin de janvier car : l’Affranchie tombera et l’Autre, étant la même histoire que le Bâtard, n’aura pas la vie longue.

Si tu acceptes la proposition de Chilly, ce à quoi je t’engage (car que faire, nom de Dieu !) je te conseille, lors de ton premier voyage à Paris, de lui prendre de l’argent. Tu pourras aussi en prendre chez Me Porcher. Celui de l’Odéon est une avance à titre gratuit.

Au mois de janvier aura lieu la représentation pour le monument, qui sera splendide (la représentation). Nous aurons des acteurs de l’Opéra et des Français.

La recette peut aller à 4 mille francs.

Ramelli étant libre, je vais m’occuper de la faire rentrer à l’Odéon (chose facile) pour jouer Mme de Tencin ou plutôt Mme Ferriol. Ce sera Page qui fera la Tencin.

Je vais tâcher aussi d’avoir Lia au lieu de Sarah Bernhardt, mais c’est difficile. Réponds-moi tout de suite,

Je t’embrasse.

Ton.

On a offert de l’argent à Latour Saint-Ybars pour être remis à plus tard ; il a tout refusé. C’est pour lui une question de vie ou de mort.

La mère Sand a été parfaite de franchise et de dévouement. Tout vient de la bêtise de l’Odéon, car leur intérêt est de jouer Aïssé tout de suite. Ils le savent et se mordent les pouces ; ils maudissent Latour Saint-Ybars et je ne serais pas surpris quand ils s’arrangeraient pour le faire tomber, ce qui se fera, sans doute, tout naturellement.

Lévy s’est chargé, formellement, avant-hier de parler de la Féerie à Félix.

Donc, cher enfant, il ne faut pas se chagriner.

Nous lui ferons de belles funérailles, sois-en convaincu !

Mais ton ami a bougrement ragé, à cause de toi, surtout !