Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1091

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Louis Conard (Volume 6p. 102-105).

1091. À M. LÉON DE SAINT-VALÉRY.
[Paris] 15 janvier 1870.
Monsieur, ou plutôt Cher Confrère,

Vous me demandez de vous répondre franchement à cette question : « Dois-je continuer à faire des romans ? »

Or, voici mon opinion : Il faut toujours écrire, quand on en a envie. Nos contemporains (pas plus que nous-mêmes) ne savent ce qui restera de nos œuvres. Voltaire ne se doutait pas que le plus immortel de ses ouvrages était Candide. Il n’y a jamais eu de grands hommes vivants. C’est la postérité qui les fait. Donc travaillons, si le cœur nous en dit, si nous sentons que la vocation nous entraîne ; quant au succès matériel, grand ou petit, qui doit en résulter pour nous, il est impossible là-dessus de rien présager. Les plus malins (ceux qui prétendent connaître le public) sont chaque jour trompés.

Il n’en est pas de même de la réussite esthétique. Ici les préjugés ont une base. Un œil exercé ne peut se méprendre absolument. J’ai lu votre Âge de Cuivre avec grande attention et je vous dis hardiment : « Faites-en d’autres ! ».

Je viens donc, sans plus d’ambages, vous exprimer tout ce que je pense.

Le grand monologue du commencement m’a fort surpris puisque c’est, à peu de chose près, un monologue qui existe dans une féerie de moi, faite en collaboration avec Louis Bouilhet : c’est vous dire qu’il m’a plu, n’est-ce pas ? Tous vos caractères sont vrais et vous voyez juste, ce qui est le principal. Mais vous passez à côté de situations superbes dont vous ne tirez pas parti, vous laissez vos diamants par terre sans les enchâsser, ce qui est une maladresse. Les exemples me viendront tout à l’heure. Il y a trop, beaucoup trop de dialogues. Pourquoi ne pas vous servir plus souvent de la forme narrative et réserver le style direct pour les scènes principales ? Tous les entretiens de votre histoire n’ont pas eu, dans la vie, la même valeur ; ils doivent donc être présentés différemment.

Si vous aviez mis à l’indirect tout ce qui se dit chez la portière, par exemple, les dialogues avec Laurence, sans y rien changer du tout, se trouvaient exhaussés.

Pourquoi parlez-vous en votre nom ? Pourquoi faites-vous des réflexions qui coupent le récit ? Je n’aime pas les locutions comme celle-ci : « Notre héros, lecteur… » Une réflexion morale ne vaut pas une analyse et, quand vous en faites, des analyses, elles sont excellentes, témoin celle qui termine le no 3.

J’aurais voulu plus de développement aux endroits principaux. Ainsi la soirée chez Mme Linoki est trop courte par rapport à ce qui la précède et à ce qui la suit.

L’épisode du bouquet est une chose charmante, mais gâtée par l’éternel portier que je rencontre une fois de plus et qui n’est pas neuf.

L’histoire de la symphonie est une petite merveille.

Mais après les désillusions de Paris, j’aurais voulu que le contraste fût plus accusé quand il revoit la campagne. Puis, qu’après un accès bucolique, l’ignominie bourgeoise fût également plus saillante. Tout ce que je dis est dans votre livre, mais vous vous perdez dans les dialogues. La mort de l’oncle et son enterrement catholique, parfaits. À quoi sert la conversation avec le médecin, lequel on ne reverra plus ? Mais une fois que nous sommes chez Alice, je n’ai plus que des éloges sans restrictions. La première représentation et l’épilogue surtout, cette bonne Laurence qui revient, tout cela est réussi et amusant ; j’ai été littéralement empoigné.

Si, à vos articles sur moi et à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, je ne vous jugeais pas homme d’esprit et galant homme, cette épître, cher confrère, eût été plus courte et plus louangeuse.

Je vous serre cordialement la main et suis tout à vous.