Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1100

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Louis Conard (Volume 6p. 114-117).

1100. À GEORGE SAND.
[Croisset, fin mai 1870.]

Non, chère maître ! Je ne suis pas malade, mais j’ai été occupé par mon déménagement de Paris et par ma réinstallation à Croisset. Puis ma mère a été fortement indisposée — elle va bien maintenant ; puis j’ai eu à débrouiller le reste des papiers de mon pauvre Bouilhet, dont j’ai commencé la notice. J’ai écrit cette semaine près de six pages, ce qui pour moi est bien beau ; ce travail m’est très pénible de toute façon. Le difficile, c’est de savoir quoi ne pas dire. Je me soulagerai un peu en dégoisant deux ou trois opinions dogmatiques sur l’art d’écrire. Ce sera l’occasion d’exprimer ce que je pense : chose douce et dont je me suis toujours privé.

Vous me dites des choses bien belles et bien bonnes aussi pour me redonner du courage. Je n’en ai guère, mais je fais comme si j’en avais, ce qui revient peut-être au même.

Je ne sens plus le besoin d’écrire, parce que j’écrivais spécialement pour un seul être qui n’est plus. Voilà le vrai ! et cependant je continuerai à écrire. Mais le goût n’y est plus, l’entraînement est parti. Il y a si peu de gens qui aiment ce que j’aime, qui s’inquiètent de ce qui me préoccupe ! Connaissez-vous dans ce Paris, qui est si grand, une seule maison où l’on parle de littérature ? Et quand elle se trouve abordée incidemment, c’est toujours par ses côtés subalternes et extérieurs, la question de succès, de moralité, d’utilité, d’à-propos, etc. Il me semble que je deviens un fossile, un être sans rapport avec la création environnante.

Je ne demanderais pas mieux que de me rejeter sur une affection nouvelle. Mais comment ? Presque tous mes vieux amis sont mariés, officiels, pensent à leur petit commerce tout le long de l’année, à la chasse pendant les vacances et au whist après leur dîner. Je n’en connais pas un seul qui soit capable de passer avec moi un après-midi à lire un poète. Ils ont leurs affaires ; moi, je n’ai pas d’affaires ! Notez que je suis dans la même position sociale où je me trouvais à dix-huit ans. Ma nièce, que j’aime comme ma fille, n’habite pas avec moi, et ma pauvre bonne femme de mère devient si vieille que toute conversation (en dehors de sa santé) est impossible avec elle. Tout cela fait une existence peu folichonne.

Quant aux dames, « ma petite localité » n’en fournit pas, et puis, quand même ! Je n’ai jamais pu emboîter Vénus avec Apollon. C’est l’un ou l’autre, étant un homme d’excès, un monsieur tout entier à ce qu’il pratique.

Je me répète le mot de Goethe : « Par delà les tombes, en avant ! » et j’espère m’habituer à mon vide, mais rien de plus.

Plus je vous connais, vous, plus je vous admire ; comme vous êtes forte !

Mais vous êtes trop bonne d’avoir écrit derechef à l’enfant d’Israël. Qu’il garde son or !! Ce gaillard-là ne se doute pas de sa beauté. Il se croyait peut-être généreux en me proposant de me prêter de l’argent sans intérêt, mais à condition que je me lierais par un nouveau traité. Je ne lui en veux pas du tout, car il ne m’a pas blessé ; il n’a pas trouvé le joint sensible.

À part un peu de Spinoza et de Plutarque, je n’ai rien lu depuis mon retour, étant tout occupé par mon travail présent. C’est une besogne qui me mènera jusqu’à la fin juillet. J’ai hâte d’en être quitte pour me relancer dans les extravagances du bon Saint Antoine, mais j’ai peur de n’être pas assez monté.

C’est une belle histoire, n’est-ce pas, que celle de Mademoiselle d’Hauterive[1] ? Ce suicide d’amoureux pour fuir la misère doit inspirer de belles phrases morales à Prud’homme. Moi, je le comprends. Ce n’est pas américain ce qu’ils ont fait, mais comme c’est latin et antique ! Ils n’étaient pas forts, mais peut-être très délicats.


  1. Fille du Bibliothécaire de Sainte-Geneviève, Mlle Borel d’Hauterive habitait Nice, dans la même maison qu’un jeune homme, nommé Morpain. Une intrigue s’était nouée entre eux ; mais ils étaient pauvres, et la vie commune devint impossible. Le dimanche 15 mai 1870, des paysans trouvèrent, aux environs de la vallée de la Mantegat, Mlle d’Hauterive grièvement blessée. Elle raconta que son ami et elle, à bout de ressources, s’étaient d’accord suicidés ; que le cadavre de Morpain gisait un peu plus loin, qu’elle-même, souffrant beaucoup, s’était traînée. Elle expira peu après. La version du double suicide fut généralement admise. Toutefois le journal les Alpes Maritimes, relatant le fait divers, à quelques jours de là, émit l’hypothèse d’un crime. Ce fait divers, qui fut un gros scandale, est resté assez mystérieux.

    (Note de René Descharmes (Edition Santandréa).