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Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1103

La bibliothèque libre.
Louis Conard (Volume 6p. 119-121).

1103. À EDMOND DE GONCOURT.
[Croisset] Dimanche soir [26 juin 1870].

Comme je vous plains, mon pauvre ami[1] ! Votre lettre, ce matin, m’a navré ! Sauf la confidence personnelle que vous me faites (et que je garderai pour moi, soyez-en sûr), elle ne m’a rien appris de neuf, ou du moins je me doutais de tout ce que vous me dites. Car je pense à vous tous les jours et plusieurs fois par jour. Le souvenir de mes amis disparus m’amène fatalement le vôtre. Le bilan est joli depuis un an ! Feydeau[2], votre frère, Bouilhet, Saint-Beuve et Duplan. Voilà les idées qui sont comme autant de tombeaux, au milieu desquels je me promène.

Mais je n’ose pas me plaindre devant vous. Car votre douleur doit dépasser toutes celles qu’on peut ressentir et imaginer.

Vous voulez que je vous parle de moi, mon cher Edmond ? Eh bien, je me livre à un travail qui me donne de grandes saouleurs, car j’écris la préface du volume de vers de Bouilhet. J’ai glissé, autant que possible, sur la partie biographique. Je m’étendrai plus sur l’examen des œuvres et encore davantage sur ses (ou nos) doctrines littéraires.

J’ai relu tout ce qu’il a écrit. J’ai feuilleté nos anciennes lettres. Je remue une série de souvenirs, dont quelques-uns ont trente-sept ans de date ! C’est peu gai, comme vous voyez ! Ici, d’ailleurs, à Croisset, je suis poursuivi par son fantôme que je retrouve derrière chaque buisson du jardin, sur le divan de mon cabinet, et jusque dans mes vêtements, dans mes robes de chambre qu’il mettait.

J’espère y penser moins quand cet abominable travail sera fini, c’est-à-dire dans six semaines. Après quoi j’essaierai de reprendre Saint Antoine. Mais le cœur n’y est guère. Vous savez bien qu’on écrit toujours en vue de quelqu’un. Or, ce quelqu’un-là n’étant plus, le courage me manque.

Je vis donc seul, en tête à tête avec ma mère qui vieillit de jour en jour, qui s’affaiblit, qui se plaint ! Une conversation un peu sérieuse est devenue impossible avec elle ; et je n’ai personne à qui parler.

J’espère aller à Paris au mois d’août et alors vous voir. Mais où serez-vous ? Donnez-moi quelquefois de vos nouvelles, mon pauvre Edmond ! Personne plus que moi ne vous plaint.

Je vous embrasse très fortement.


  1. Jules de Goncourt était mort le 20 juin.
  2. Ceci est certainement une distraction de Flaubert. Feydeay vivait toujours ; il n’est mort qu’en octobre 1873. Mais le mot figurant sur l’autographe, je crois devoir le maintenir.

    Note de René Descharmes (Édition Santandréa).