Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1109

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Louis Conard (Volume 6p. 128-130).

1109. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, lundi, 5 heures [4 juillet 1870].

Mais, mon pauvre loulou, j’ai tout de suite accédé à ton désir. Ta grand’mère t’a écrit devant moi que j’étais tout disposé à t’aller chercher à Luchon, plutôt que de te laisser revenir seule. Nous ne faisons autre chose que de parler de toi, et tu me dis aujourd’hui que nous n’avons pas l’air de nous inquiéter de ta chère personne. Nous ne savons pas quand tu dois revenir, car tes lettres sont contradictoires : ton avant-dernière lettre annonçait un prolongement de séjour là-bas ; celle d’Ernest, votre retour vers le milieu de ce mois, et la tienne d’aujourd’hui nous laisse encore dans l’incertitude. Qu’y a-t-il donc ? Je t’assure, ma chérie, que ton épître du 2 juillet était d’un ton amer.

Notre vie, à ta grand’mère et à moi, est bien monotone ! D’Osmoy me fait droguer depuis huit jours : enfin, hier au soir, il m’a annoncé, par un télégramme, son arrivée pour ce soir. Viendra-t-il ? J’en doute encore. Dès qu’il sera parti je me mettrai à écrire Saint Antoine. Mais je ne suis pas en train ; le cœur n’y est pas ; l’enthousiasme, ou tout au moins l’espèce de gaieté qu’il me faut me manque.

Potinez-vous bien avec les M*** ? Sans doute qu’ils déchirent les dames B*** et L*** ? Fais mes amitiés à Ernest Chevalier. Tâche de ne pas, t’ennuyer trop et de croire, mon loulou, que je prends intérêt à tes infirmités ; mais il faudrait d’abord que je les connusse. Peut-on supposer qu’une personne de si belle apparence, qu’une jeune femme « qui a un port de reine » (oh ! tu l’as) soit affectée de la moindre tare ?

Il me tarde bien de te revoir et de te bécoter !

Es-tu bien sûre que les eaux ne te fassent pas plus de mal que de bien ?

Si Ernest est obligé de te quitter avant la fin de ta cure et qu’il ne puisse aller te reprendre, je te répète, mon loulou, que je suis à tes ordres ; seulement j’aimerais à être prévenu d’avance. Mais j’espère que tu reviendras bientôt, et en bel état.

Ton vieil oncle qui t’aime.

Ce mot d’oncle me fait penser à Mardochée, l’oncle d’Esther ; mais tu ressembles plutôt (dans ta lettre d’aujourd’hui) à l’altière Vasthi !

Cette comparaison m’est venue, parce que je suis en plein dans la Bible.