Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1127

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Louis Conard (Volume 6p. 152-154).

1127. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, jeudi soir, 11 heures [22 septembre 1870].
Mon pauvre Caro,

Ça va un peu mieux, aujourd’hui ; il nous est venu des nouvelles tellement bonnes qu’elles vous desserrent la poitrine, bien qu’on ne veuille pas y croire (je ne te les envoie pas, pour ne pas te faire une fausse joie), tant nous avons été trompés souvent ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que partout on fond des canons, on s’arme et on marche sur Paris. Il est passé à Rouen, depuis deux jours, 53 000 hommes de troupes (tous les prisonniers de Sedan s’échappent). On forme des armées : dans quinze jours il y aura peut-être un million d’hommes autour de Paris. Les gardes nationaux de Rouen partent samedi prochain.

Comme on sait qu’il ne faut attendre aucune pitié des Prussiens, et qu’ils ne veulent pas faire la paix, les gens les plus timides sont résignés, maintenant, à se battre à outrance. Enfin, il me semble que tout n’est pas perdu.

Je t’assure que moi j’ai cru, plusieurs fois devenir fou. Ce qui me ronge, c’est l’oisiveté, et les doléances ! et les bavardages ! Mais pour le moment, je suis remonté.

Ta grand’mère va bien. Nous avons eu, aujourd’hui, la visite de Mme Brainne et de Mme Lapierre ; dimanche dernier, celle de Raoul-Duval avec Mme Perrot (la mère de Janvier), Mme Lepic (sa fille), et la femme d’un colonel, Mme de Gantès. Celle-là était dans un joli état ! Elle a parcouru le champ de bataille de Sedan, pour découvrir son mari parmi les cadavres ; elle ne l’a pas trouvé. Je crois qu’elle mangerait Badinguet et de Failly avec délices !

Lundi, j’ai été déjeuner à Hautot, chez le philosophe Bataille ! Quel heureux tempérament d’homme ! Ta seconde lettre (celle d’aujourd’hui) est moins triste que la première ; mais j’ai peur que tu ne t’ennuies beaucoup à Londres[1], dont le climat, d’ailleurs, n’est pas sain. J’y ai toujours été malade. C’est une ville qui me fait peur : et puis, je doute que la nourriture te soit bonne : pas de pot-au-feu ! ni mille petites choses auxquelles nous sommes habitués. Les bonnes dames chez lesquelles tu manges n’ont pas ton ordinaire, mon bibi. Enfin, je tremble que tu ne tombes malade à Londres. Je crois que tu ferais mieux, dans quelques jours, d’aller habiter Brighton ; tu louerais un petit appartement, et Marguerite te ferait la cuisine. Il est peu probable que les Prussiens viennent à Dieppe. On ne croit même pas qu’ils viennent à Rouen : c’est trop loin de Paris. N’importe ! reste en Angleterre jusqu’à nouvel ordre.

Pas de nouvelles de d’Osmoy.

Feydeau, qui est à Boulogne-sur-Mer, m’a écrit aujourd’hui pour me dire qu’il « crevait de faim » et me demander de l’argent. Je vais lui en envoyer.

Nous sommes assaillis de pauvres ! Ils commencent à faire des menaces. Les patrouilles de ma milice commenceront la semaine prochaine, et je ne me sens pas disposé à l’indulgence.

Ce qu’il y a d’affreux dans cette guerre, c’est qu’elle vous rend méchant. J’ai maintenant le cœur sec comme un caillou et, quoi qu’il advienne, on restera stupide. Nous sommes condamnés à parler des Prussiens jusqu’à la fin de notre vie ! On ne reçoit pas sur la cervelle de pareils coups impunément ! L’intelligence en demeure ébranlée.

Je me regarde, pour ma part, comme un homme fini, vidé. Je ne suis qu’une enveloppe, une ombre d’homme. La société qui va sortir de nos ruines sera militaire et républicaine, c’est-à-dire antipathique à tous mes instincts. « Toute gentillesse », comme eût dit Montaigne, y sera impossible : c’est cette conviction-là (bien plus que la guerre) qui fait le fond de ma tristesse. Il n’y aura plus de place pour les Muses.

Mais je suis ingrat envers le ciel, puisque j’aurai encore ma chère Caro (que je bécote bien fort).

Ton vieil oncle.

  1. Mme Commanville s’était réfugiée à Londres, dans la famille de son ancienne institutrice, Mlle Farnier, avec sa femme de chambre Marguerite.