Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1166

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Louis Conard (Volume 6p. 219-221).

1166. À SA NIÈCE CAROLINE.
Croisset, mercredi, 2 heures [5 avril 1871].
Ma chère Caro,

Contrairement à mon attente, je me trouve très bien à Croisset, et je ne pense pas plus aux Prussiens que s’ils n’y étaient pas venus ! Il m’a semblé très doux de me retrouver au milieu de mon vieux cabinet et de revoir toutes mes petites affaires ! Mes matelas ont été rebattus, et je dors comme un loir. Dès samedi soir, je me suis remis au travail et, si rien ne me dérange, j’aurai fini mes Hérésies à la fin de ce mois. Enfin, pauvre chérie, il ne me manque rien que la présence de ceux, ou plutôt de celles que j’aime, petit groupe où vous occupez le premier rang, ma belle dame.

J’avais la boule complètement perdue, quand nous nous sommes retrouvés au commencement de février ; mais, grâce à toi, à ta gentille société et à ton bon intérieur, je me suis remis peu à peu, et maintenant j’attends le jour où tu reviendras ici (pour un mois, j’espère). Le jardin va devenir très beau : les bourgeons poussent ; il y a des primevères partout. Quel calme ! J’en suis tout étourdi !

J’ai passé la journée de dimanche dans un abrutissement plein de douceur. Je revoyais le temps où mon pauvre Bouilhet entrait, le dimanche matin, avec son cahier de vers sous le bras, quand le père Parain circulait par la maison, en portant le journal sur sa hanche, et que toi, pauvre loulou, tu courais au milieu du gazon, couverte d’un tablier blanc. Je deviens trop scheik ! Je m’enfonce à plaisir dans le passé, comme un vieux ! Parlons donc du présent !

Ton mari doit être soulagé. On vient d’administrer à « nos frères » une raclée sérieuse ! Je serais bien surpris que la Commune prolongeât son existence au delà de la semaine prochaine. L’assassinat de Pasquier[1] m’a ému. Je le connaissais beaucoup : c’était un ami intime de Florimont, un camarade de ton oncle Achille, un élève du père Cloquet et un cousin-germain de Mme Lepic.

Duval, le pêcheur, m’a apporté ce matin cent francs en donnant congé de sa maison pour la saint-Michel prochain, — ou prochaine ?

Quoi encore ? Il passe beaucoup de bateaux sur la rivière. On dit que les Prussiens quitteront le département le 14 de ce mois ; mais j’attends qu’ils soient partis tout à fait, avant d’entreprendre aucune réparation dans le logis.

Ton mari m’avait l’air bien tourmenté par ses affaires, quand je suis parti. Par contre-coup, elles m’inquiètent. Je serais bien content de savoir que ses ennuis diminuent. Il me semble que, maintenant, la fin du trouble général n’est pas éloignée.

Comment va ta grand’mère ? Le dentiste de Dieppe est-il parvenu à la soulager ? Embrasse-la bien fort pour moi.

Mes tendresses à Putzel ! Il m’en ennuie, ainsi que de ses parents.

Adieu, pauvre Caro ; tu ne diras pas que, cette fois, je me borne à écrire un simple billet…

À toi.

Ton vieil oncle en baudruche.

  1. Chirurgien militaire fusillé par les communards.