Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1171
Je réponds tout de suite à vos questions sur ce qui me concerne personnellement. Non, les Prussiens n’ont pas saccagé mon logis. Ils ont chipé quelques petits objets sans importance, un nécessaire de toilette, un carton, des pipes ; mais, en somme, ils n’ont pas fait de mal. Quant à mon cabinet, il a été respecté. J’avais enterré une grande boîte pleine de lettres et mis à l’abri mes volumineuses notes sur Saint Antoine. J’ai retrouvé tout cela intact.
Le pire de l’invasion pour moi, c’est qu’elle a vieilli de dix ans ma pauvre bonne femme de mère. Quel changement ! Elle ne peut plus marcher seule et elle est d’une faiblesse navrante. Comme c’est triste de voir les êtres qu’on chérit se dégrader peu à peu !
Pour ne plus songer aux misères publiques et aux miennes, je me suis replongé avec furie dans Saint Antoine, et si rien ne me dérange et que je continue de ce train-là, je l’aurai fini l’hiver prochain. J’ai joliment envie de vous lire les soixante pages qui sont faites. Quand on pourra recirculer sur les chemins de fer, venez donc me voir un peu. Il y a longtemps que votre vieux troubadour vous attend ! Votre lettre de ce matin m’a attendri. Quel fier bonhomme vous faites, et quel immense cœur vous avez !
Je ne suis pas comme beaucoup de gens que j’entends se désoler sur la guerre de Paris. Je la trouve, moi, plus tolérable que l’invasion. Il n’y a plus de désespoir possible, et voilà ce qui prouve, une fois de plus, notre avilissement. « Ah ! Dieu merci, les Prussiens sont là ! » est le cri universel des bourgeois. Je mets dans le même sac messieurs les ouvriers, et qu’on f… le tout ensemble dans la rivière ! — ça en prend le chemin, d’ailleurs — et puis le calme renaîtra. Nous allons devenir un grand pays plat et industriel comme la Belgique. La disparition de Paris (comme centre de gouvernement) rendra la France incolore et lourde. Elle n’aura plus de cœur, plus de centre, et, je crois, plus d’esprit.
Quant à la Commune, qui est en train de râler, c’est la dernière manifestation du moyen âge. La dernière ? Espérons-le !
Je hais la démocratie (telle du moins qu’on l’entend en France), c’est-à-dire l’exaltation de la grâce au détriment de la justice, la négation du droit, en un mot l’anti-sociabilité.
La Commune réhabilite les assassins, tout comme Jésus pardonnait aux larrons, et on pille les hôtels des riches, parce qu’on a appris à maudire Lazare, qui était, non pas un mauvais riche, mais simplement un riche. « La République est au-dessus de toute discussion » équivaut à cette croyance : « le Pape est infaillible ! » Toujours des formules ! toujours des dieux !
L’avant-dernier dieu, qui était le suffrage universel, vient de faire à ses adeptes une farce terrible en nommant « les assassins de Versailles ». À quoi faut-il donc croire ? À rien ! C’est le commencement de la sagesse. Il était temps de se défaire « des principes » et d’entrer dans la Science, dans l’examen. La seule chose raisonnable (j’en reviens toujours là), c’est un gouvernement de mandarins, pourvu que les mandarins sachent quelque chose et même qu’ils sachent beaucoup de choses. Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours (dans la hiérarchie des éléments sociaux) au dernier rang, puisqu’il est le nombre, la masse, l’illimité. Peu importe que beaucoup de paysans sachent lire et n’écoutent plus leur curé ; mais il importe infiniment que beaucoup d’hommes, comme Renan ou Littré, puissent vivre et soient écoutés. Notre salut est maintenant dans une aristocratie légitime, j’entends par là une majorité qui se composera d’autre chose que de chiffres.
Si l’on eût été plus éclairé, s’il y avait eu à Paris plus de gens connaissant l’histoire, nous n’aurions subi ni Gambetta, ni la Prusse, ni la Commune. Comment faisaient les catholiques pour conjurer un grand péril ? Ils se signaient en se recommandant à Dieu et aux saints. Nous autres, qui sommes avancés, nous allions crier : « Vive la République ! » en évoquant le souvenir de 92 ; et on ne doutait pas de la réussite, notez-le. Le Prussien n’existait plus, on s’embrassait de joie et on se retenait pour ne pas courir vers les défilés de l’Argonne, où il n’y a plus de défilés ; n’importe, c’est de tradition. J’ai un ami à Rouen qui a proposé à un club la fabrication de piques pour lutter contre des chassepots !
Ah ! qu’il eût été plus pratique de garder Badinguet, afin de l’envoyer au bagne une fois la paix faite ! L’Autriche ne s’est pas mise en révolution après Sadowa, ni l’Italie après Novare, ni la Russie après Sébastopol. Mais les bons Français s’empressent de démolir leur maison dès que le feu prend à la cheminée.
Enfin, il faut que je vous communique une idée atroce : j’ai peur que la destruction de la colonne Vendôme ne nous sème la graine d’un troisième empire. Qui sait si, dans vingt ans ou dans quarante ans, un petit-fils de Jérôme ne sera pas notre maître ?
Pour le quart d’heure, Paris est complètement épileptique. C’est le résultat de la congestion que lui a donnée le siège. La France, du reste, vivait, depuis quelques années, dans un état mental extraordinaire. Le succès de la Lanterne et Troppmann en ont été des symptômes bien évidents. Cette folie est la suite d’une trop grande bêtise, et cette bêtise vient d’un excès de blague, car, à force de mentir, on était devenu idiot. On avait perdu toute notion du bien et du mal, du beau et du laid. Rappelez-vous la critique de ces dernières années. Quelle différence faisait-elle entre le sublime et le ridicule ? Quel irrespect ! quelle ignorance ! quel gâchis ! « Bouilli ou rôti, même chose ! » et en même temps quelle servilité envers l’opinion du jour, le plat à la mode !
Tout était faux : faux réalisme, fausse armée, faux crédit et même fausses catins. On les appelait « marquises », de même que les grandes dames se traitaient familièrement de « cochonnettes ». Les filles qui restaient dans la tradition de Sophie Arnould, comme Lagier, faisaient horreur. Vous n’avez pas vu les respects de Saint-Victor pour la Païva ! Et cette fausseté (qui est peut-être une suite du romantisme, prédominance de la passion sur la forme et de l’inspiration sur la règle) s’appliquait surtout dans la manière de juger. On vantait une actrice, mais comme bonne mère de famille. On demandait à l’Art d’être moral, à la philosophie d’être claire, au vice d’être décent et à la Science de se ranger à la portée du peuple.
Mais voilà une lettre bien longue. Quand je me mets à engueuler mes contemporains, je n’en finis plus.