Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1180

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Louis Conard (Volume 6p. 241-244).

1180. À CHARLES LAPIERRE.
Confidentielle.
[Croisset] 27 mai [1871].
Mon cher Lapierre,

C’est à vous seul que j’écris ; alors je vais, sans gêne aucune, vous déclarer tout ce que j’ai sur le cœur.

Votre feuille me paraît être « sur une pente » et elle la descend même si vite que votre No de ce matin m’a scandalisé[1].

Le paragraphe sur Hugo dépasse toute mesure, « La France a cru pouvoir le compter parmi ses plus puissants génies. » A cru est sublime ! Cela signifie : « Autrefois nous n’avions pas de goût, mais les révolutions nous ont éclairé en matière d’art, et définitivement, ce n’est qu’un pitre-poète ! » et « qui a eu le talent de se faire des rentes (vous en voulez donc à l’argent, maintenant ? Vous n’êtes donc plus rural ? À qui se fier ?) avec des phrases sonores et des antithèses énormes. » Faites-en de pareilles, mes bons ! Je vous trouve drôles, dans la rue Saint-Étienne-des-Tonneliers !

Mais Proudhon avait déjà dit : « il faut plus de génie pour être batelier des bords du Rhône que pour faire les Orientales ! » ; et Augustine Brohan, pendant tout l’hiver de 1853, a prouvé dans le Figaro que le susdit Hugo n’avait jamais eu le moindre talent. N’imitez pas ce paillasse et cette catin. Dans l’intérêt de l’ordre public et du rétablissement de la morale, la première tentative à faire serait de parler de ce qu’on sait. Choisissons nos armes ! Ne donnons pas raison à nos ennemis ; et quand vous voudrez attaquer la personnalité d’un grand poète, ne l’attaquez pas comme poète ; autrement tous ceux qui se connaissent en poésie se détacheront de vous.

Les deux articles du docteur Morel m’avaient déjà navré comme ignorance, car il attribue à Saint-Simon et à Bouchez précisément le contraire de ce qu’ils ont écrit.

Même objection pour Cernuschi et les sociétés coopératives, ledit Cernuschi ayant fait contre les Sociétés coopératives un livre[2] qui lui a valu l’amitié de Thiers et de Rouher (sic), etc., etc.

La politique peut devenir une science positive. (La guerre l’est bien devenue !) Mais ceux qui s’en mêlent prennent un chemin tout opposé à celui de la Science. Jamais de doute ! Jamais d’examen ! Toujours l’invective ! Toujours la passion !

Quel résultat espérez-vous en frappant non sur vos ennemis, mais à côté ? Observez donc les nuances ! Dans les nuances seules est la Vérité.

Et puis, ne voyez-vous pas que vous flattez dans le Bourgeois ce qui vous horripile chez le Démocrate ? je veux dire le petit péché capital appelé Envie.

L’Envie va démolir Thiers. Dans quinze jours ce sera un rouge ! Il aura le sort de Lamartine et de Cavaignac ! D’avance, j’entends ces phrases : « Laissez-moi avec votre Thiers ! C’est un des leurs tout de même. Il a écrit un livre sur la Révolution ! C’est lui qui a fait les fortifications qui sont cause… ! »

Au lieu de la canaille des villes, vous aurez celle des campagnes ! Débarrassés de la Commune, vous jouirez de la Paroisse !

Et le Comité Taillet ne vous sauvera pas ! Malgré le style de son président, car l’oraison funèbre du père Chassan[3] est un morceau, avouons-le ! Là, au moins, pas de sonorités, pas de métaphores ! et ça ne rapporte aucune espèce de rentes !

En un mot, mon cher Lapierre, je suis épouvanté par la Réaction qui s’avance. Sans vous en apercevoir, vous lui tendez, de loin, la main. Avec les meilleures intentions du monde, vous allez peut-être contribuer à des choses mauvaises !

Toute notion de justice étant dissoute, on se réjouit déjà à l’idée de voir guillotiner Rochefort. Pour moi, je m’en console. Mais à ceux qui l’ont applaudi, à ceux qui l’ont fait, que direz-vous ? Vu la bêtise de la France, il mérite peut-être un acquittement solennel ?

Oui ! Car le premier qui m’a vanté la Lanterne, c’est un magistrat (le sieur X***) ; et celui qui me l’a fait lire, c’est un ecclésiastique (le curé d’Ouville). Le président Benoist-Champy en faisait des lectures chez lui à ses soirées, etc., etc. ! Et tout l’entourage impérial, sans compter l’Empereur lui-même, se pâmait devant ses ordures avec tant d’enthousiasme que le malheureux Octave Feuillet n’osait dire son avis, de peur de passer pour un courtisan et un jaloux. Ainsi du reste !

Voilà trop de littérature, pardon ! Mais, comme vieux romantique, j’ai été ce matin exaspéré par votre journal. La sottise du père Hugo me fait assez de peine sans qu’on l’insulte dans son génie. Quand nos maîtres s’avilissent, il faut faire comme les enfants de Noé, voiler leur turpitude. Gardons au moins le respect de ce qui fut grand. N’ajoutons pas à nos ruines.

Adieu, ou plutôt à bientôt. Le fiel m’étouffe et le chagrin me ronge.

Je vous serre la main très fort.


  1. Voici le paragraphe de l’article du Nouvelliste de Rouen : « Un homme que la France a cru pendant quelque temps pouvoir compter parmi ses plus puissants génies et qui a eu le talent de se faire beaucoup de mille livres de rentes avec des phrases sonores et des antithèses énormes, un pitre-poète, tour à tour chantre de la monarchie, du bonapartisme et de la République — vous avez nommé Victor Hugo — vient de dire son mot sur l’épouvantable drame auquel nous assistons. Ce produit d’un cerveau ardemment ramolli ou détraqué est intitulé : Paris et la France. »
  2. Illusions des sociétés coopératives.
  3. Ancien avocat général à Rouen.