Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1188

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Louis Conard (Volume 6p. 254-256).

1188. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Croisset près Rouen, lundi soir [24 juin 1871].

Pourquoi n’ai-je pas de nouvelles de vous ? Vous n’avez donc pas reçu deux lettres de moi depuis que nous nous sommes vus ? Ont-elles été perdues ? Cela est bien possible, par l’aimable temps qui court.

J’espère mercredi prochain entendre parler de vous par Mme Dubois de L’Estang, dont j’ai reçu ce matin un petit mot pour m’avertir de son passage à Rouen en revenant de Bruxelles ; mais je m’ennuie trop de ne pas voir votre abominable et chère écriture !

L’état de Paris est toujours bien gentil, bien gentil ! Quelle reculade ! Quelle sauvagerie ! Le plus triste peut-être, c’est qu’on s’y habitue ; oui, cela est cynique à dire, mais c’est vrai ! On finit par en prendre son parti et par s’accoutumer à se passer de Paris, et presque à croire qu’il n’existe plus.

Quant à moi, la guerre de Prusse m’a fait verser tant de larmes et m’a rendu si désespéré que je suis maintenant fort blasé sur les émotions patriotiques. Il n’y a pas de malheur après l’invasion, et je plains (ou j’envie) ceux qui sont plus furieux contre les soldats de Cluseret qu’ils ne l’ont été contre les traîneurs de sabre du bon Guillaume. Le plus grand crime de ces misérables-là (je parle des gens de la Commune), c’est d’avoir déplacé la haine. La France ne songe plus aux Prussiens ! Elle n’a même plus l’idée d’une revanche future ! Nous en sommes là !

Notre état mental est du domaine de la médecine, tout le monde a une maladie du cerveau ; à force de blaguer on est devenu très bête — bête et lâche. Pauvre, pauvre pays !

Pour n’y plus songer, j’ai repris mon travail avec fureur. Il m’a semblé doux de me retrouver chez moi, au milieu de mes livres et je continue, comme autrefois, à tourner des phrases. Cela est aussi innocent et aussi utile que de tourner des ronds de serviettes.

Où est le temps où je vous lisais mes élucubrations dans votre atelier ? Mon cœur se fond quand je me rappelle ces jours-là !… Vous savez bien que je compte, au mois d’août, vous faire une visite plus longue. Ce sera mes vacances.

Je vous envoie l’assurance de sentiments dont vous ne doutez pas et suis toujours

tout à vous.