Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1194

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Louis Conard (Volume 6p. 263-264).

1194. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[Croisset]. Jeudi [juillet 1871].

Une fracture du péroné ! Pauvre chère Madame ! Ce n’est pas grave ; c’est embêtant et j’ai été tout attristé en lisant votre petite lettre si stoïque.

Vous êtes bien aimable de me dire que les miennes vous amènent un peu de distraction. Que ne puis-je vous envoyer des volumes ! Mais avec quoi les remplirais-je ? Ma vie est d’une monotonie !… et d’une tristesse !… Je me prive des épithètes lugubres. Mon unique distraction est, deux fois par jour, de donner le bras à ma mère pour la traîner dans le jardin, après quoi je remonte près de saint Antoine. Il vous salue très humblement (puisque vous vous informez de lui) et ne demanderait pas mieux que de vous être présenté, quoique incomplet. Le brave homme, après avoir eu la boule dérangée par le spectacle des Hérésies, vient d’écouter le Bouddha et assiste maintenant aux prostitutions de Babylone. Je lui en prépare de plus fortes. Si rien de fâcheux ne me survient, j’espère avoir terminé avant un an cette vieille toquade.

L’horizon politique me semble momentanément calme. Ah ! si l’on pouvait s’habituer à ce qui est, c’est-à-dire à vivre sans principe, sans blague, sans formule ! Voilà, je crois, la première fois en histoire que pareille chose se présente. Est-ce le commencement du positivisme en politique ? Espérons-le.

Jouissez-vous toujours des Prussiens ? Nous autres, nous n’en sommes pas délivrés[1]. Comme je hais ces êtres-là !

Il me tarde de voir votre (notre) général : 1o pour le voir et 2o pour causer d’un tas de choses qu’il doit savoir mieux que personne. Mais j’ai encore bien plus envie de voir sa sœur et de lui baiser les mains.


  1. Les troupes allemandes évacuèrent la zone de Rouen le 22 juillet.