Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1218

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Louis Conard (Volume 6p. 299-300).

1218. À SA NIÈCE CAROLINE.
[Croisset.] Nuit de jeudi [26 octobre 1871].

Non, mon loulou, je ne sais pas encore quand j’irai à Paris pour la lecture d’Aïssé aux acteurs. J’attends une lettre de Duquesnel, directeur de l’Odeon. Ce sera, sans doute, au milieu de la semaine prochaine.

J’ai passé ma journée de dimanche à faire des coupures, surtout dans le deuxième acte. Travail embêtant et dont je ne suis pas mécontent. À mes moments perdus je fais de petites recherches dans les livres des Goncourt, pour la mise en scène.

Le brave Saint Antoine n’est pas, pour cela, négligé. J’ai fini l’Olympe grec et préparé le reste des dieux. Encore sept à huit pages ! Aurai-je le temps de les écrire avant de gagner « la capitale » ?

Je ne me souviens pas très bien de Jacques[1], car je ne l’ai certainement pas lu depuis une trentaine d’années. Mon pauvre Alfred[2] l’admirait beaucoup. Je me rappelle que Jacques casse sa (ses) pipe par amour pour sa femme ; une petite fille, Sylvia, qui court tout en sueur sur une falaise ; une femme en peignoir rose, qui regarde une vue du Dauphiné… voilà tout. Donc je ne peux pas apprécier la critique de mon élève, de ma chère Caro, avec qui j’aime tant à causer littérature.

Ta grand’mère ne va pas mal. Ce matin elle a été déjeuner à l’Hôtel-Dieu ; puis les Achille, avec le jeune Ernest, sont venus dîner [hier]. Juliette, bien entendu, est à Ouville « avec ses ouvriers » !

Je suis de l’avis des Arabes : les riches, en Europe, ont une drôle de manière de s’amuser.

Nous nous sommes décidés à donner au bon Bataille le déjeuner promis depuis longtemps. Ce sera pour samedi prochain.

Hier, j’ai eu la visite de Caudron et celle de l’indomptable Allais. Il m’a promis un échantillon de café.

Telles sont les nouvelles.

J’oubliais un évènement extraordinaire : tantôt, comme j’étais seul, j’ai fait un tour jusque dans le potager !!! Le temps était splendide. Je suis resté en contemplation devant la nature, et j’ai été pris d’un tel attendrissement pour le petit veau qui était couché près de sa mère sur les feuilles sèches éclairées par le soleil, que j[e l’] ai baisé au front, le susdit veau !

Tâche de guérir ton rhume, pauvre Caro, et aime toujours

Ton vieux chanoine de Séville qui t’embrasse bien fort.


  1. Par George Sand.
  2. Alfred Lepoittevin.