Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1255

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Louis Conard (Volume 6p. 337-338).

1255. À LA MÊME AMIE
(fragments).
[Dates incertaines.]

I. […] Comment ? je vous avais écrit une lettre navrante, pauvre chère amie ? Vous méritez que je sois franc avec vous, n’est-ce pas ? Je vous ai ouvert mon cœur et dit carrément sur moi ce que je crois être la vérité. Si j’avais su tant vous affliger, je me serais tu […].

II. […] On m’a dit que vous étiez malade, pauvre amie, et qu’une fluxion gâtait votre belle mine. Je la bécote nonobstant, en ma qualité d’idéaliste. Votre état de permanente souffrance m’embête, « m’éluge », m’afflige. Le moral y est pour beaucoup, j’en suis sûr. Vous êtes trop triste, trop seule. On ne vous aime pas assez. Mais rien n’est bien dans ce monde. Sale invention que la vie, décidément !

Nous sommes tous dans un désert, personne ne comprend personne […].

III. […] Quant à moi, que voulez-vous que je vous dise, ma chère amie ? Je suis un homme de la décadence, ni chrétien, ni stoïque, et nullement fait pour les luttes de l’existence […]. Que ne suis-je insouciant, égoïste, léger ! Le fardeau de l’existence serait moins lourd […].

IV. […] On a joué trois fois la Damnation de Faust, qui n’a eu, du vivant de mon ami Berlioz, aucun succès ; et maintenant le public, l’éternel imbécile nommé On, proclame, braille que c’est un homme de génie. Et le bourgeois n’en sera pas plus modeste à la prochaine occasion. […]