Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1261

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Louis Conard (Volume 6p. 342-344).

1261. À GEORGE SAND.
[Paris] Dimanche [21 janvier 1872].

Enfin, j’ai un moment de tranquillité, et je puis vous écrire. Mais j’ai tant de choses à vous dégoiser que je ne m’y reconnais plus. 1o Votre petite lettre du 4 janvier, qui m’est arrivée le matin même de la première d’Aïssé[1], m’a touché jusqu’aux larmes, chère maître bien-aimé. Il n’y a que vous pour avoir de cas délicatesses.

La première a été splendide, et puis, c’est tout. Le lendemain, salle à peu près vide. La presse s’est montrée, en général, stupide et ignoble. On m’a accusé d’avoir voulu faire une réclame, en intercalant une tirade incendiaire ! Je passe pour un rouge (sic) ! Vous voyez où on en est !

La direction de l’Odéon n’a rien fait pour la pièce ! Au contraire. Le jour de la première c’est moi qui ai apporté de mes mains les accessoires du premier acte ! Et à la troisième représentation, je conduisais les figurants.

Pendant tout le temps des répétitions, ils ont fait annoncer dans les journaux la reprise de Ruy Blas, etc., etc. Ils m’ont forcé à étrangler la Baronne[2] tout comme Ruy Blas étranglera Aïssé. Bref, l’héritier de Bouilhet gagnera fort peu d’argent. L’honneur est sauf, c’est tout.

J’ai imprimé Dernières Chansons. Vous recevrez ce volume en même temps que Aissé et qu’une Lettre de moi au Conseil municipal de Rouen. Cette petite élucubration a paru tellement violente au Nouvelliste de Rouen qu’il n’a pas osé l’imprimer ; mais elle paraîtra mercredi dans le Temps, puis, à Rouen, en brochure.

Quelle sotte vie j’ai menée depuis doux mois et demi ! Comment n’en suis-je pas crevé ! Mes plus longues nuits n’ont pas dépassé cinq heures. Que de courses ! que de lettres ! et quelles colères — rentrées — malheureusement ! Enfin, depuis trois jours, je dors tout mon soûl, et j’en suis abruti.

J’ai assisté avec Dumas à la première du Roi Carotte[3]. On n’imagine pas une infection pareille ! C’est plus bête et plus vide que la plus mauvaise des féeries de Clairville. Le public a été absolument de mon avis.

Le bon Offenbach a eu un re-four à l’Opéra-Comique avec Fantasio. Arrivera-t-on à haïr la blague ? Ce serait un joli progrès dans la voie du bien !

Tourgueneff est à Paris depuis le commencement de décembre. Chaque semaine, nous prenons un rendez-vous pour lire Saint Antoine et dîner ensemble. Mais il survient toujours des empêchements, et nous ne nous voyons pas. Je suis plus que jamais harassé par l’existence et dégoûté de tout, ce qui n’empêche pas que jamais je ne me suis senti plus robuste. Expliquez-moi ça.


  1. 6 janvier 1872.
  2. La Baronne, drame en 4 actes, en prose, par Charles-Edmont et Foussier (Odéon, 23 novembre 1871).
  3. Le Roi Carotte, de Victorien Sardou, musique d’Offenbach (23 janvier 1872.)