Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 6/1303

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Louis Conard (Volume 6p. 383-384).

1303. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Croisset [5 juin 1872.]

Princesse, je suis un misérable ! J’aurais dû répondre immédiatement à votre dernière lettre, qui est d’ailleurs un chef-d’œuvre de style et d’esprit. La description du mari d’Estelle m’a fait rire tout haut. Ça se voit. Vous avez des coups de pinceau à la Saint-Simon qui sont exquis.

Mon petit voyage vers vous a été remis de semaine en semaine, par suite des exécrables affaires ! De l’inventaire du mobilier au partage des meubles, etc. ! Quel ennui ! Mon incapacité en matières d’argent, ou plutôt la répulsion qu’elles me causent est arrivée chez moi à un tel point que cela frise l’imbécillité ou la démence. Je parle très sérieusement ; j’aime mieux me laisser dépouiller jusqu’aux os que de me défendre, non par désintéressement, mais par la rage d’ennui que me donne un pareil travail. Tel est le caractère de votre esclave indigne, chère Princesse.

Enfin le plus lourd est terminé et, vers la fin de la semaine prochaine, je me remettrai un peu de baume dans le sang. J’espère bien contempler votre belle et bonne figure.

Au milieu de mes chagrins, j’achève Saint Antoine. Mais je suis si dégoûté des éditeurs et des journaux que je ne le publierai pas cet hiver. J’attendrai des jours meilleurs. Si jamais ils n’arrivent, mon deuil en est fait d’avance.

J’irai peut-être passer le mois de juillet à Luchon, pour y accompagner ma nièce, dont la santé me tourmente un peu.

Mais avant cela, le 23 de ce mois, j’assisterai à l’inauguration de la statue de Ronsard. Le maire de Vendôme m’a invité à y venir. Je suis curieux de voir un pays où l’on pense encore à la littérature. J’avais même eu l’intention de composer un discours à cet effet. C’eût été une belle occasion de tomber sur le muflisme moderne et d’exalter la poésie. Mais pour faire cela convenablement, la force et l’entrain me manquent.

Vous me parlez de de Goncourt que vous aimez. Vous avez bien raison ! Je ne connais pas de meilleur homme, de nature plus délicate.

C’est un vrai aristocrate, chose rare.

Adieu, ou plutôt à bientôt, Princesse.

Je vous baise les deux mains, et suis votre fidèle et dévoué.